SARTRE
Manuscrit de Sartre.
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Bien qu’ayant laissé en plan La Reine Albemarle ou le dernier touriste, Sartre revient, en 1953, sur l’ambivalence de ses impressions vénitiennes :
Jean-Paul Sartre
L’eau est trop sage ; on ne l’entend pas. Pris d’un soupçon, je me penche : le ciel est tombé dedans. Elle ose à peine remuer et ses millions de fronces bercent confusément la maussade Relique qui fulgure par intermittences. Là-bas, vers l’est, le canal s’interrompt, c’est le commencement de la grande flaque laiteuse qui s’étend jusqu’à Chioggia : mais de ce côté-là c’est l’eau qui est de sortie : mon regard dérape sur un vitrage, glisse et va se perdre, en vue du Lido, dans une morne incandescence. Il fait froid ; une journée nulle annonce ses craies ; une fois de plus Venise se prend pour Amsterdam ; ces pâleurs grises au loin ce sont des palais. C’est comme ça, ici : l’air, l’eau, le feu et la pierre ne cessent de se mélanger ou de s’intervertir, d’échanger leurs natures ou leurs lieux naturels, de jouer aux quatre coins ou au chat perché ; jeux vieillots et qui manquent d’innocence ; on assiste à l’entraînement d’un illusionniste. Aux touristes inexpérimentés, ce composé instable réserve bien des surprises : pendant que vous mettez le nez en l’air pour voir le temps qu’il fait, tout le système céleste avec ses météores et ses nues se résume peut-être à vos pieds en un serpentin d’argent. Aujourd’hui, par exemple, rien ne prouve qu’une Assomption matinale n’a pas subtilisé la lagune pour la mettre à la place du ciel. Je lève la tête : non ; il n’y a qu’un trou, là-haut, vertigineux, sans ténèbres ni lumières, déchiré par les faisceaux incolores des seuls rayons cosmiques. A la surface de ce gouffre à l’envers une écume floconne bien inutilement pour dissimuler l’indubitable vacance du soleil. Dès qu’il le peut, cet astre se défile : il n’ignore pas qu’il est indésirable et que Venise s’obstine à voir en lui l’image abhorrée du pouvoir personnel. Elle consomme, en réalité, plus de lumière que Palerme ou Tunis, surtout si l’on tient compte de ce qu’en absorbent ses hautes ruelles sombres ; mais elle ne veut pas qu’il soit dit qu’elle doive le jour qui l’éclaire aux libéralités d’un seul. Consultons la légende : dans les commencements, la lagune était plongée dans une nuit radieuse et perpétuelle ; les patriciens se plaisaient à regarder les constellations dont l’équilibre, fondé sur une défiance mutuelle, leur rappelait les bienfaits du régime aristocratique. Tout allait pour le mieux : les doges, étroitement surveillés, se résignaient à n’être plus que les hommes de paille du capitalisme commercial. L’un d’eux, Fallero [3], cocu et bafoué publiquement, avait eu un sursaut de révolte mais on l’avait coffré sur-le-champ ; ses juges l’avaient persuadé sans difficulté de son crime : il avait encouru la peine capitale pour avoir tenté d’enrayer la marche du Processus historique, mais s’il se reconnaissait coupable, la postérité rendrait justice à son courage malheureux. Il était donc bien mort en demandant pardon au peuple et en louant la justice qui allait être faite. Depuis, nul n’avait troublé l’ordre public ; Venise était calme sous ses pléiades.
Or, le Grand conseil décida, pour orner la salle des séances, de faire peindre sur la haute frise les portraits des doges défunts, et quand on en vint à celui de Fallero, ces commerçants vindicatifs ordonnèrent de couvrir son image d’un voile qui portait ces mots injurieux : Hic est locus Marini Falleri decapitati pro criminibus [4]. Cette fois le pauvre agneau se fâcha pour de bon : était-ce là ce qu’on lui avait promis ? Non seulement la postérité ne le réhabilitait pas mais vouait à son tour sa mémoire aux exécrations futures. Brusquement son chef coupé se leva sur l’horizon et se mit à tourner au-dessus de la ville ; le ciel et la lagune se teignirent de pourpre et les fiers patriciens, sur la place Saint Marc, se cachèrent les yeux de leurs doigts horrifiés, en criant : Ecco Marino. Depuis il revient toutes les douze heures, la ville est hantée, et, comme une ancienne coutume veut que le Doge élu paraisse au balcon pour jeter à la foule des joyaux et des florins le Potentat assassiné répand ironiquement sur les places des flots d’or souillé de son sang.
Il est aujourd’hui démontré que cette fable est sans aucun fondement : sous le vestibule de la chapelle de la Madone de la Paix, à Saints-Jean-et-Paul, on a découvert, dans un sarcophage, un squelette humain qui tenait sa tête sur ses genoux ; donc tout est rentré dans l’ordre, sauf que les Vénitiens, acharnés dans leur ressentiment, ont immédiatement converti le sarcophage en évier. N’empêche ; d’après cette histoire, qu’on peut se faire raconter par des gondoliers, on jugera de l’état des esprits et de leur animosité contre l’astre du jour. Certainement la ville se plaît à retrouver dans le ciel d’or ce qu’elle a gagné sur mer, mais à la condition qu’il reste broché au-dessus d’elle comme le chiffre épars de sa grandeur, ou que l’été le brode en foudre emblématique sur les lourdes tentures vertes qu’il laisse tomber jusque dans le Canal. Par le fait, à Rome, grosse bourgade terrestre, je suis toujours heureux d’assister à la naissance d’un roi paysan ; mais quand j’ai tourné longtemps au fond des canaux vénitiens et que j’ai vu des fumées de cuivre s’élever du rio ou des lueurs volatiles prendre la fuite au-dessus de ma tête, je ne peux qu’admirer ce système d’éclairage indirect et ce n’est pas sans gêne que je reprends pied sur le quai des Esclavons pour voir errer, sur les miroitements subtils de la cité, la grosse tête fruste de Marino Fallero.
Donc, pas de soleil ce matin ; il joue Louis XVI à Paris ou Charles Ier à Londres. Cette boule a rompu l’équilibre en disparaissant ; restent des clartés, sans haut ni bas, le paysage tourne et je tourne avec lui, tantôt pendu par les pieds au-dessus d’une absence et sous les fresques du Canal, tantôt debout sur un promontoire au• dessus d’un ciel en perdition. Nous tournons, plafond, plancher et moi, l’Ixion de cette roue, dans la plus rigoureuse immobilité ; ça finit par me donner le mal de mer, ce vide est insupportable. Seulement, voilà : à Venise, rien n’est simple. Parce que ce n’est pas une ville, non : c’est un archipel. Comment pourrait-on l’oublier. De votre îlot vous regardez l’îlot d’en face avec envie : là-bas, il y a... quoi ? une solitude, une pureté, un silence qui n’est pas, vous en jureriez, de ce côté-ci. La vraie Venise, où que vous soyez, vous la trouvez toujours ailleurs. Pour moi, du moins, c’est ainsi. A l’ordinaire, je me contente plutôt de ce que j’ai ; mais à Venise, je suis la proie d’une espèce de folie jalouse ; si je ne me retenais pas, je serais tout le temps sur les ponts ou sur les gondoles, cherchant éperdument la Venise secrète de l’autre bord. Naturellement dès que j’aborde, tout se fane ; je me retourne ; le mystère tranquille s’est reformé de l’autre côté. Il y a beau temps que je me suis résigné : Venise, c’est là où je ne suis pas. Ces chalets princiers, en face de moi, ils sortent de l’eau, n’est-ce pas ? Impossible de croire qu’ils flottent : une maison, ça ne flotte pas. Ni qu’ils pèsent sur lagune : elle s’enfoncerait sous leur poids. Ni qu’ils sont impondérables : on voit qu’ils sont de briques, de pierre et de bois. Alors ? Il faut bien qu’on les sente émerger ; les palais du Grand Canal, on les regarde de bas en haut et ça suffit pour qu’on découvre en eux une espèce d’élan figé qui est, si l’on veut, leur densité retournée, l’inversion de leur masse. Un rejaillissement d’eau pétrifié : on dirait qu’ils viennent d’apparaître et qu’il n’y avait rien avant ces petites érections têtues. Bref, ce sont toujours un peu des apparitions. Une apparition, on devine ce que ce serait ; elle aurait lieu dans l’instant, elle en ferait mieux sentir le paradoxe : le pur néant subsisterait encore et pourtant déjà l’être serait là. Quand je regarde le palais Dario, penché de côté, qui semble jaillir de traviole j’ai toujours le sentiment qu’il est là, oui bien là, mais qu’en même temps, il n’y a rien. D’autant qu’il arrive parfois à la ville entière de disparaître. Un soir que je revenais de Murano ma barque s’est trouvée seule à perte de vue ; plus de Venise ; à l’emplacement du sinistre, l’eau poudroyait sous l’or du ciel. Pour l’instant tout est net et précis. Toutes ces belles aigrettes de silence sont au complet ; mais elles ne comblent pas, comme fait une bonne brute de paysage montagnard, dégringolant sous vos fenêtres et tout abandonnée. Est-ce attente ou défi ? Ces mignonnes ont de la réserve provocante. Et puis qu’y a-t-il en face de moi ? L’Autre trottoir d’une avenue « résidentielle » ou l’Autre berge d’un fleuve ? De toute façon, c’est l’Autre. S’il faut tout dire, la gauche et la droite du Canal ne sont pas si dissemblables. Oui, bien sûr, le Fondouque des Turcs est d’un côté, la Ca’ d’Oro de l’autre. Mais en gros ce sont toujours les mêmes coffrets, le même travail de marqueterie, interrompus ça et là par le mugissement de grandes mairies de marbre blanc, rongées par des larmes de crasse. Quelquefois, quand ma gondole glissait entre ces deux fêtes foraines, je me suis demandé laquelle était le reflet de l’autre. Bref, ce n’est pas leurs différences qui les séparent : au contraire. Imaginez que vous vous approchiez d’une glace : une image s’y forme, voilà votre nez, vos yeux, votre bouche, votre costume. C’est vous, ce devrait être vous. Et pourtant, il y a quelque chose dans le reflet — quelque chose qui n’est ni le vert des yeux, ni le dessin des lèvres, la coupe du costume — quelque chose qui vous fait dire brusquement : on en a mis un autre dans le miroir à la place de mon reflet. Voilà à peu près l’impression que font, à toute heure, les « Venise d’en face ». Rien ne m’empêcherait de considérer, aujourd’hui, que c’est notre foire qui est la vraie et que l’autre n’en est que l’image, très légèrement décalée vers l’est par le vent de l’Adriatique. Tout à l’heure, en ouvrant ma fenêtre, j’ai fait s’ouvrir une fenêtre pareille au troisième étage du Palazzo Loredan qui est le double de celui-ci.
En bonne logique, je devrais même m’y apparaître : mais c’est une femme qui, à ma place, sort la tête et se penche vers l’eau, déroule une moquette comme un parchemin et se met, pensivement, à la battre. D’ailleurs, ce battement matinal, seule agitation visible, s’apaise tout de suite, les ténèbres de la chambre le mangent et la fenêtre se referme dessus. Désertes, les miniatures sont emportées dans un glissement immobile. Mais ce n’est pas cela qui gêne : nous dérivons ensemble. Il y a autre chose, une étrangeté de principe, très légère, qui disparaît si je veux la sentir et qui renaît dès que je pense à autre chose. A Paris, quand je le regarde de ma fenêtre, il me paraît souvent incompréhensible, le manège des petits personnages étincelants qui gesticulent à la terrasse des Deux Magots et je n’ai jamais su pourquoi, un dimanche, ils ont bondi de leurs sièges, sur une Cadillac qui stationnait le long du trottoir ni pourquoi ils l’ont houspillée en riant. N’importe : ce qu’ils font, je le fais avec eux, j’ai secoué la Cadillac de mon observatoire ; c’est qu’ils sont ma foule naturelle ; je n’ai besoin que d’une minute — en comptant large — pour les rejoindre et quand je me penche pour les regarder, je suis déjà au milieu d’eux, en train de regarder ma fenêtre, la tête traversée par leurs folies. Ce n’est même pas exact de dire que je les regarde. Car au fond, je ne les ai jamais vus. Je les touche. La raison : il y a entre nous un chemin terrestre, la croûte rassurante de cet astre ; les Autres sont au-delà des mers.
L’autre Venise est au-delà de la mer. Deux dames en noir descendent les marches de Santa Maria della Salute, trottinent sur le parvis, escortées de leurs ombres pâles, s’engagent sur le pont qui accède à San Gregorio. Ces dames sont suspectes et merveilleuses. Des femmes, oui. Mais tout aussi lointaines que ces Arabes que je voyais d’Espagne se prosterner sur la terre africaine. Insolites : ce sont les habitantes de ces maisons intouchables, les Saintes Femmes de l’Autre Côté de la Mer. Et voici un autre intouchable, cet homme qui s’est planté devant l’église d’où elles sortent et qui la considère, comme on a sans doute coutume de le faire dans cette île inconnue. C’est, horreur, mon semblable, mon frère, il tient un guide Bleu dans sa main gauche et porte un Rolley-Flex en bandoulière. Qui donc est plus dépourvu de mystère qu’un touriste ? Eh bien, celui-ci figé dans son immobilité suspecte, est tout aussi inquiétant que ces sauvages des films d’épouvante qui écartent les joncs des marais, suivent l’héroïne d’un regard brillant et disparaissent. C’est un touriste de l’Autre Venise et je ne verrai jamais ce qu’il voit. En face de moi, ces murs de brique et de marbre conservent l’étrangeté fugitive des bourgades solitaires et perchées qu’on aperçoit d’un train.
Tout cela, c’est à cause du Canal. Si c’était un honnête bras de mer, avouant franchement qu’il a pour fonction de séparer les hommes, ou bien un fleuve rageur et dompté qui porte les barques à regret, il n’y aurait pas d’histoire, on dirait tout simplement qu’il y a là-bas une certaine ville, différente de la nôtre et, par cela même, toute semblable. Une ville comme toutes les villes. Mais ce Canal prétend réunir ; il se donne pour un chemin d’eau, fait tout exprès pour la promenade à pied. Les marches de pierre qui descendent jusqu’à la chaussée comme les perrons blancs des villas roses à Baltimore, les portes cochères dont les grilles doivent s’ouvrir pour laisser passer des attelages, les petits murs de brique qui défendent un jardin contre la curiosité des passants et les longues tresses de chèvrefeuille qui se coulent le long des murs et traînent jusqu’à terre, tout me suggère de traverser la chaussée en courant pour aller m’assurer que le touriste, là-bas, est bien de mon espèce et qu’il ne voit rien que je ne puisse voir. Mais la tentation disparaît avant même de s’être tout à fait formée ; elle n’a d’autre effet que d’aviver mon imagination : déjà je sens que le sol s’entrouvre, le Canal n’est qu’une vieille branche pourrie sous sa mousse, sous les coques noires et sèches dont elle s’est couverte, et qui craque si l’on met le pied dessus ; j’enfonce, je m’engloutis en levant les bras et ma dernière vision sera le visage indéchiffrable de l’inconnu de l’Autre bord, à présent tourné vers moi, mesurant avec angoisse son impuissance ou jouissant de me voir tomber dans le piège. Bref ce faux trait d’union ne feint de rapprocher que pour mieux disjoindre ; il me circonvient sans peine et me donne à croire que la communication avec mes semblables est impossible ; la proximité même de ce touriste est un trompe-l’œil comme ces bêtes rayées que les Mariées de la tour Eiffel prenaient pour des abeilles et qui étaient des tigres du désert. L’eau de Venise donne à la ville entière une très légère couleur de cauchemar : car c’est dans les cauchemars que les outils nous trahissent, que le revolver braqué contre le fou meurtrier ne part pas, c’est dans les cauchemars que nous fuyons talonnés par un ennemi mortel et que tout d’un coup la chaussée ramollit quand nous voulons la traverser.

Le petit pont entre entre la Salute et le Guggenheim, près de l’église San Gregorio.
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Le touriste s’en va mystérieux ; il monte sur le petit pont, il disparaît, je suis seul au-dessus du Canal immobile. Aujourd’hui, l’autre rive paraît plus inaccessible encore. Le ciel a déchiré l’eau, elle est en loques, qui croirait que le Canal a un fond ? A travers les grandes lagunes grises qui le criblent, je vois briller le ciel, au-dessous de l’eau. Entre les deux quais il n’y a rien : une écharpe transparente hâtivement jetée sur le vide. Ces cottages sont séparés des nôtres par une lézarde qui traverse toute la terre. Deux moitiés de l’Europe sont en train de se séparer ; elle s’écartent l’une de l’autre, doucement d’abord, puis de plus en plus vite, comme dans Hector Servadac c’est le moment d’agiter les mouchoirs. Mais l’autre quai est désert, toutes les fenêtres sont closes. Déjà il y a deux espèces humaines, déjà leurs destins se séparent pour toujours et personne ne le sait encore ; dans une heure, une bonne se mettra à quelque balcon pour secouer les tapis et elle verra, terrorisée, le vide au-dessous d’elle et une grosse boule jaune et grise en train de tourner, à dix mille lieues. Venise est toujours en train de se disloquer ; que je sois sur la Riva degli Schiavoni en train de regarder Saint-Georges, sur le Nuova Fondamenta regardant Burano, c’est toujours un Finistère qui me fait face, émergeant d’une stérilité désordonnée, d’une vaine agitation interstellaire. Ce matin, les architectures précieuses d’en face, que je n’avais jamais prises tout à fait au sérieux, me semblent d’une redoutable austérité : ce sont les murailles lisses d’un monde humain qui s’éloigne. Petit monde si limité, clos sur soi-même, qui se dresse, définitif comme une pensée au milieu d’un désert. Je ne suis pas dedans. L’île flottante, c’est la terre tout entière, ronde et surchargée d’hommes, elle s’éloigne et je reste sur le quai. A Venise et en quelques autres lieux on a le temps de voir le destin des hommes du dehors avec des yeux d’ange ou de singe. On a raté l’Arche de Noé. Oh, bien sûr, cet été, au large du cap Nord, l’impression était plus forte, c’était une évidence, ou presque. Nous dansions un peu ; au sud les dernières griffes de l’Europe égratignaient la mer, au nord, c’étaient des millions de vagues grises, la solitude de l’astre éteint. J’avais fini par me croire dans l’espace interstellaire, satellite tournoyant d’une terre inaccessible. A Venise ça n’est pas si angoissant, et pourtant l’Humanité s’éloigne, glissant sur un lac calme. L’espèce humaine — ou, qui sait, le Processus historique — se rétracte, petit pullulement limité dans l’espace et dans le temps. Je la vois tout entière, de quelque lieu situé hors du temps et de l’espace et je sens très doucement, très perfidement mon abandon.
Le présent, c’est ce que je touche, c’est l’outil que je peux manier, c’est ce qui agit sur moi ou ce que je peux changer. Ces mignonnes chimères ne sont pas mon présent. Entre elles et moi, il n’y a pas de simultanéité. Il suffit d’un peu de soleil pour les changer en promesses, peut-être viennent-elles à moi du fond de l’avenir ; en certains matins de printemps je les ai vues s’avancer vers moi, jardin flottant, autres encore mais comme un présage, comme celui que je serai demain. Mais la clarté maussade de ce matin a tué leurs couleurs, les a murées dans leur finitude. Elles sont plates, inertes, la dérive les éloigne de moi. Certainement, elles n’appartiennent pas à mon expérience, elles surgissent très loin au fond d’une mémoire qui est en train de les oublier, une drôle de mémoire anonyme, la mémoire du ciel et de l’eau. A Venise, il suffit d’un rien pour que la lumière devienne regard. Cette imperceptible distance insulaire, ce décalage constant, il suffit qu’une lumière les enveloppes pour que cette lumière semble une pensée ; elle attise ou rature les sens épars sur les bouquets flottants de maisons ; ce matin, je lis Venise dans les yeux d’un autre, un regard vitreux s’est fixé sur le faux bosquet, il fane les roses en sucre candi, les lys en mie de pain trempée dans du lait, tout est sous globe, j’assiste à l’éveil d’un souvenir maussade. Au fond d’un regard ancien mon regard tente de repêcher des palais engloutis mais ne ramène que des généralités. Est-ce que je perçois ou est-ce que je me rappelle ? Je vois ce que je sais. Ou plutôt ce que sait déjà un autre. Une autre mémoire hante la mienne, les souvenirs d’un Autre surgissent en face de moi, envol figé de perruches mortes ; tout a un air las de déjà passé, de déjà vu ; le jardin de l’abbaye San Gregorio n’est qu’une verdure, les rosaces simplifiées sont des épures ; les façades, au fond d’un lac glaciaire, tristes et rigoureux lavia, s’offrent avec une netteté parfaite, presque trop parfaite, cristalline, mais je ne peux fixer aucun détail. Petites maisons, petits palais, belles folies, caprices de banquiers, d’armateurs, Capriccio Loredano, Folie Barbaro, vous voilà presque digérées, jusqu’à moitié dissoutes dans les généralités. L’Idée gothique s’applique à l’Idée mauresque, l’Idée de marbre se joint à l’ldée de rose ; les stores grenat et les volets de bois pourrissants ça n’est plus que des coups de pinceau d’un aquarelliste, un peu de vert, une tache de topaze brûlée. Que restera-t-il dans cette mémoire qui peu à peu oublie ? Une longue muraille rose et blanche et puis plus rien. Les palais, en train d’être oubliés, sont hors de mon attente, non plus de l’autre côté de l’eau, mais dans un passé tout proche, hier peut-être, ou tout à l’heure, ils s’éloignent sans bouger, déjà ils ont perdu cette brutalité naïve de la présence, cette sotte et péremptoire suffisance de la chose qui est là et qu’on ne peut pas nier ; tout ce qu’on peut aimer quand on aime, les hasards, les cicatrices, les balafres, les douceurs vénéneuses de mousse, d’eau, de vieillesse, tout est resserré, raturé par cette lumière superficielle et pressée, il n’y a plus d’espace en eux, mais quelque étendue sans parties, ce sont des savoirs, la matière est usée jusqu’à la transparence, et la grossièreté joyeuse de l’être s’atténue jusqu’à l’absence. Ils ne sont pas là. Pas tout à fait là. Je vois les plans et les esquisses de leurs architectes. Le regard terne et faux de la mort a glacé ces mignonnes sirènes, les a figées dans une torsion suprême ; où que j’aille aujourd’hui, je suis sûr d’arriver cinq minutes trop tard sur les lieux et de n’y rencontrer que la mémoire impersonnelle du désastre, le ciel et l’eau encore rejoints qui se souviennent pour un instant encore d’une ville engloutie, avant de se défaire et de s’éparpiller en pure gerbe d’espace. Comme je vais me sentir superflu, moi, seul présent au milieu de l’universelle désuétude avec un gros risque d’éclater comme ces poissons des abîmes qu’on tire à la surface, car nous sommes habitués à vivre sous une pression infinie et ces raréfactions ne nous valent rien. Il y a des jours comme ça, ici : Venise se contente de se souvenir d’elle-même et le touriste erre, désemparé, au milieu de ce cabinet fantastique dont l’eau est le principal mirage.
Un espoir : né quelque part d’une absence, simple réfraction du vide, un faux rayon de soleil allume la Fortune de cuivre sur le Globe terrestre de la Douane, fait mousser les blancheurs savonneuses de Sainte-Marie, repeint, à travers les grilles de l’abbaye, des feuillages naïfs et minutieusement touffus, change l’idée de vert en volets de bois et l’idée de topaze en vieux stores rongés par le ciel et le sel ; il passe un doigt languissant sur les façades séchées et fait éclore tout le massif de roses. Tout ce petit monde en suspens se réveille. Au même instant, une lourde coque noire paraît à l’ouest, c’est un chaland ; tout excitée, l’eau se ranime sous son fardeau de ciel, secoue ses plumes blanches et chavire ; le ciel, bousculé, se craquelle, et, pulvérisé, ponctue les vagues d’asticots étincelants. Le chaland vire et disparaît dans l’ombre d’un rio, c’était une fausse alerte, l’eau se calme à regret, rassemble son désordre en lourdes masses tremblantes, déjà de grandes flaques d’azur se reforment... Soudain lâcher de pigeons : c’est le ciel, fou de peur, qui s’envole ; le ponton craque sous ma fenêtre et tente de grimper au mur : le vaporetto passe, annoncé par les meuglements d’une conque marine. Ce long cigare beige est un souvenir de Jules Verne et de l’exposition de 1875. Le pont est désert mais ses larges bancs de bois sont encore hantés par les messieurs barbus au Cronstadt qui l’inaugurèrent. Sur un petit toit de zinc peint en beige qui couvre le pont arrière, des couronnes mortuaires s’empilent trois par trois ; peut-être qu’on les jette à l’eau, monuments flottants pour commémorer des noyades. A la proue, une victoire en manteau de fourrure s’abandonne aux courant d’air elle a noué, sur ses cheveux blonds, un châle de mousseline qui claque et lui gifle la nuque, rêveuse passagère de 1900. Personne en vue, sinon cette morte qui connut Wagner et Verdi. Un vaisseau fantôme en modèle réduit transporte, entre deux fêtes anciennes, une comtesse italienne qui trouva la mort dans la catastrophe du Titanic. Cela n’étonne pas : tous les matins, le Grand Canal se couvre d’anachronismes. C’est un musée flottant : devant les loges des grands hôtels Gritti, Luna, Bauer-Grunewald, la direction fait défiler des pièces de collection. L’eau rit d’aise, elle joue : sauve qui peut sous l’étrave, des poules se bousculent, volettent en caquetant, leur panique vient s’écraser à mes pieds ; autour des grands poteaux barbares et dorés dont le bariolage ressemble à celui des bâtons de coiffeur en Amérique, gondoles et barques caracolent. Le vaporetto est déjà loin mais j’assiste à toute une cavalcade nautique, écume, naïades torses, chevaux marins. Sur le quai, le rayon s’est éteint, replongeant les édifices dans leur généralité. Orgueilleux, le silence se dresse en briques roses au-dessus de ce babillage impuissant. Une trompe lointaine sonne et s’éteint. Voici un tableau pour les touristes : l’Éternité cernée par le Devenir, ou le Monde intelligible planant au-dessus de la matière. Ça criaille encore un peu sous mes fenêtres mais n’importe : le silence a rasé les bruits de sa faux glacée. A Venise, le silence se voit, c’est le défi taciturne de l’Autre Rive. Brusquement, tout le cortège marin se noie, l’eau est comme les songes, elle n’a pas de suite dans les idées : voilà qu’elle s’aplatit et que je me penche au-dessus d’une grosse touffe de torpeur : on dirait qu’elle jalouse la rigidité cadavérique des palais qui la bordent. Le ciel défiant n’est pas redescendu des cintres ; cette fausse morte verdit entre les quais, déjà je vois naître, à droite, le pâle reflet du palais Dario. Je relève les yeux : tout est redevenu pareil. J"ai besoin de lourdes présences massives, je me sens vide en face de ces fins plumages peints sur vitre. Je sors.
Verve, n° 27-28, février 1953 (Situations, IV, Gallimard, 1964).