le désir d'éternité ou la tragédie amoureuse

Publié par maryse.emel

Introduction:

 

Qui aime-t-on quand on aime ?

 

 

Un essai de clarification …

 

 Dans une telle question la nature de l’objet ( ?) aimé est interrogée ; peut-on seulement à ce propos parler d’objet ? A-t-on en effet, le droit de ramener autrui à une chose, un objet ?

Qui est par ailleurs ce mystérieux « on » ? L’indétermination du « on » nous renvoie à la difficile saisie de celui qui aime. Un « on », ce n’est pas un « je ».  Peut-on alors tenir un discours général sur l’amour ?ou faut-il admettre qu’aimer est d’abord une expérience singulière qu’aucune généralité ne saurait circonscrire ?

Enfin se pose implicitement la question de la temporalité de l’amour. Dans quel temps se déploie l’amour ? Pourquoi dit-on souvent que le temps est suspendu ?

 

 

Comme entrée en matière écoutons Aristophane dans Le Banquet de Platon. L’amour serait un châtiment, une ancienne punition envoyée aux hommes par  les dieux pour avoir tenté de se mesurer à eux. L’amour serait une blessure, une cicatrice qui rappelle aux hommes leur démesure et leur finitude.

Même le langage de l’amour semble porter en lui cette blessure, cette impuissance (ou ce trop plein de puissance). Bref, cette douleur.

On ne cesse de dire je t’aime, mais après tout, qu’est-ce que cela signifie ? 

 

 

Voici quelques propos de R. Barthes à ce sujet (Fragments d’un discours amoureux p. 175-183, Le Seuil, coll. « Tel quel ») :

« Le mot n’a de sens qu’au moment où je le prononce ; il n’y a en lui aucune autre information que son dire immédiat : nulle réserve, nul magasin du sens. Tout est dans le jeté […]

A quel ordre linguistique appartient donc cet être bizarre, cette feinte de langage, trop phrasée pour relever de la pulsion, trop criée pour relever de la phrase. »

L’amour, un cri qui n’en est pas tout à fait un, un discours organisé qui n’en est pas tout à fait un non plus, un entre deux…

 

 

Ce cri, peut-être le retrouve-t-on chez Verlaine? (Sagesse, amour, bonheur, p. 155, Gallimard, coll. « Poésie ») :

J’ai la fureur d’aimer. Mon cœur si faible est fou.

N’importe quand, n’importe quel et n’importe où,

Qu’un éclair de beauté, de vertu, de vaillance

Luise, il s’y précipite, il y vole, il s’y lance,

Et, le temps d’une étreinte, il embrasse cent fois

L’être ou l’objet qui l’a poursuivi de  son choix ;

Puis, quand l’illusion a replié son aile,

Il revient triste et seul bien souvent, mais fidèle,

Et laissant aux ingrats quelque chose de lui,

Sang ou chair. Mais, sans plus mourir dans son ennui,

Il embarque aussitôt pour l’île des Chimères

Et n’en apporte rien que des larmes amères

Qu’il savoure, et d’affreux désespoirs d’un instant,

Puis rembarque.

 

 

 

 René Char s’interroge lui aussi sur le statut du langage de l’amour (« La Parole en Archipel » in Lettera amorosa, p. 344,  éditions Pléiade) :

Qui n’a pas rêvé, en flânant sur le boulevard des villes, d’un monde qui, au lieu de commencer avec la parole, débuterait avec les intentions ?

 

Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux, comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s’élancer et de se joindre. Notre voix court de l’un à l’autre ; mais, chaque avenue, chaque treille, chaque fourré la tire à lui, la retient, l’interroge. Tout est prétexte à la ralentir.

 

 

 

Impuissance des mots à dire l’amour …De cette faiblesse du discours ou de ce cri inaugural surgit notre questionnement : quel est cet objet de l’amour ... ?

 

 

 

 

 


La Dame de Shanghai

réalisé par Orson Welles

Critiques > 11 octobre 2011

critique du film La Dame de Shanghai, réalisé par Orson Welles 

Bien sûr, on pourrait voir dans La Dame de Shanghai le symbole d’un vrai règlement de comptes entre Orson Welles et Rita Hayworth, alors en plein divorce houleux. Certainement, on pourrait y lire toute l’amertume de l’auteur de Macbeth et de La Soif du mal envers Hollywood et son impitoyable système. Mais si le film est si beau, s’il est un des plus grands chef-d’œuvres du film noir, c’est avant tout parce que Welles y sonde avec désinvolture et insolence vis-à-vis des lois fondamentales de la narration l’ambivalence de l’âme humaine.

 

Pourquoi Michael O’Hara et tous les personnages wellessiens sont-ils si facilement attirés par ce qui pourrait leur nuire ? Avant de répondre à cette question, il faut revenir sur La Dame de Shanghai, grand classique du film noir qui provoqua définitivement l’exclusion de Welles à Hollywood. Pour parler de ce film, on a coutume de raconter la légende suivant : Orson Welles, alors en grosse difficulté financière, appela Harry Cohn, le directeur de la Colombia, pour lui proposer un film. N’ayant absolument aucune histoire en tête, il donna à Cohn le titre d’un roman de Sherwood King qui trainait là et qu’il n’avait jamais lu : La Dame de Shanghai. Les légendes sont séduisantes mais elles racontent souvent n’importe quoi. En réalité, c’est Rita Hayworth, la plus grande vedette du studio depuis le médiocre Gilda, et accessoirement épouse d’Orson Welles, qui insista pour que son mari dirige le film. Cohn, d’abord récalcitrant, se laissa convaincre par Sam Spiegel, le producteur du Criminel, seul film hollywoodien que Welles sut finir dans les temps, sans dépassement de budget et en respectant le scénario de départ. Sur un traitement sommaire qu’il rédige d’après le roman de King, le réalisateur de Citizen Kane emmène son équipe au Mexique pour tourner loin du regard méfiant des producteurs, et en profite pour dilapider l’argent du studio dans des dépenses inconsidérées (on raconte qu’il fit reconstituer entièrement un village mexicain pour plus de commodité), laissant libre cours à son inspiration sans se soucier le moins du monde de questions telles que les délais de tournage. Ce qui devait être un petit polar commercial destiné à mettre en avant la grande vedette du studio devint alors un exercice artistique extrêmement coûteux. Et malgré un grand renfort de promotion publicitaire, La Dame de Shanghai fut évidemment un bide.

Pourquoi « évidemment » ? Parce qu’il ne peut en être autrement avec Orson Welles, parce que, comme tous les grands génies, il n’est pas, comme on peut le croire, animé par sa liberté créatrice, mais prisonnier de cette malédiction qui le contraint à révéler au monde deux-trois choses peu reluisantes sur la condition humaine. « Le plus grand danger pour un artiste est de se retrouver dans une position confortable : c’est son devoir de se trouver au point d’inconfort maximum, de chercher ce point » disait-il [1]. On pourrait aller plus loin en affirmant que sans inconfort, il n’y a pas de cinéma (qui demande toujours un temps d’adaptation), que c’est ce qui le distingue de la télévision (qui séduit instantanément l’œil). Ainsi, La Dame de Shanghai va tout faire pour briser son propre confort et celui du spectateur : il est avant tout une opération d’escamotage. Escamotage de la star Rita Hayworth, qui de femme fatale rousse devient ici une froide blonde calculatrice, qui meurt lamentablement et dans l’indifférence du héros. Escamotage de l’intrigue, totalement incompréhensible et reléguée au second plan au profit d’une mise en abime des rapports aliénants des personnages. Et escamotage du système hollywoodien, dont la conception narrative du cinéma classique est bousculée par la modernité de Welles qui oriente le récit vers l’abstraction et la métaphysique.

Car bien que La Dame de Shanghai apparaisse sur le plan formel comme le film le moins flamboyant de Welles (peu d’utilisation de la courte focale, pas de mouvement d’appareil complexe, l’expressionnisme du jeu d’ombre et de lumière est stylisé mais sobre), il reste néanmoins une tentative d’expérimentation visuelle qui fait naviguer les protagonistes entre l’onirisme et le surréalisme. De la scène dans l’aquarium où les deux vedettes échangent un baiser en surimpression d’une image de murènes et autres poissons hideux, à l’objectif de la caméra qui se brise à la fin de la fameuse scène des miroirs, chaque élément du film s’imprègne du trouble des personnages comme si leurs états d’âme déteignaient sur tout ce qui les entoure. Welles enfonce ainsi son héros, Michael O’Hara (lui-même), dans les tréfonds de l’âme humaine. Le film s’ouvre d’ailleurs comme un fantasme cheap où O’Hara, aventurier irlandais sans envergure, naïf et un peu brutal mais idéaliste, sauve une ravissante blonde, Rosaleen (Rita Hayworth), d’une agression dans un parc un soir, alors qu’elle se balade en fiacre. O’Hara flashe sur la dame mais cette dernière est mariée à un célèbre avocat, Arthur Bannister (Everett Sloane), cabot du barreau impotent et impuissant. Elle propose tout de même à son sauveur de l’accompagner en croisière à bord du yacht de son mari en tant que commandant de bord. D’abord récalcitrant car peu attiré par les coucheries adultérines, O’Hara finit par accepter sur la demande de Bannister lui-même. On voit bien que les motivations des personnages ne sont pas très claires, on voit bien que tout cela ne tient pas vraiment la route. Comme dans toute série B qui se respecte, quand le scénario est faible, la réalisation comble les vides en dessinant les liens qui (dés)unissent les personnages, et justifie l’absurdité de leur comportement par la curiosité de leur désir. De Fritz Lang à Hitchcock, en passant par Tourneur, les scénarios les plus bancals sont devenus des études incroyablement justes du comportement humain. Pourquoi Bannister insiste-t-il pour qu’O’Hara vienne avec eux en croisière ? Parce que l’aventurier, grand, fort et viril a les capacité de faire la seule chose que le pouvoir de l’avocat ne lui permet pas d’accomplir : satisfaire Rosaleen. Durant le voyage, Michael fait la connaissance de l’associé de ce dernier, l’ignoble George Grisby (Glenn Anders), de loin l’un des personnages les plus repoussants imaginés par Welles : voyeuriste, suintant, mesquin, vicieux et sympathisant d’extrême-droite. O’Hara pénètre ainsi un univers qui le répugne, peuplé d’individus morbides qui se haïssent mais qui restent pourtant inséparables. Il ne cesse alors de proférer qu’il veut démissionner et abandonner ce petit monde, mais rien n’y fait : il reste. En les approchant, le jeune homme entre dans leur jeu : on n’échappe pas au désir de l’autre. C’est alors que Grisby fait une étrange proposition à Michael : accepter d’endosser la responsabilité de son propre meurtre contre 5000 dollars. Avec l’argent, O’Hara pourrait convaincre Rosaleen de le suivre et de quitter son mari. Il accepte, et tombe ainsi dans une sombre machination totalement tarabiscotée.

Welles observe une faune impitoyablement liée par un rapport sadomasochiste où la haine vient se substituer à l’amour et vice versa. C’est peut-être d’ailleurs le seul film « d’amour » de Welles, dans le sens où il décrit cliniquement le sentiment amoureux. O’Hara, bien sûr, est amoureux de Rosaleen, ou plutôt de son image, de ce qu’elle incarne par la façon dont il l’idéalise (cf. le fantasme cheap du début). Bannister aussi aime sa femme, mais parce qu’en bon homme de pouvoir qui possède tout, il désire la seule chose qu’il ne peut pas avoir : elle. Il ne la possède que juridiquement (le mariage) mais pas physiquement. C’est pourtant ce qui le sauve aux yeux du cinéaste chez qui le pouvoir a toujours poussé à l’autodestruction : de Kane qui gaspille sa fortune pour échapper à lui-même, à Arkadin qui détruit les traces de son passé − donc de son existence − en passant par Quinlan bouffi d’alcool, Othello qui tue Desdemone etc... Le pouvoir chez Welles est toujours mal utilisé car il est maladif, incontrôlable et pathologique. Mais c’est ce qui confère à celui qui le détient une certaine grandeur, une dimension tragique. Il n’y a pourtant pas de grandeur chez Bannister, aucune splendeur. Il détient le pouvoir mais n’en a pas la stature. Ce n’est donc pas son pouvoir qui le détruit mais le seul domaine où il n’a aucune puissance. Il devient alors un pantin pathétique, profondément meurtri, dont le cynisme apparent cache une souffrance réelle. Grisby également aime Rosaleen mais par haine de Bannister et parce qu’il est libidineux. Quant à Rosaleen, à force d’être aimée de tous, elle ne peut aimer personne. L’amour ne passe que dans la perversité et finit par n’être qu’un jeu d’identification où les uns se définissent par rapport aux autres comme l’explicite la scène des miroirs. « Te tuer c’est me tuer moi-même, c’est la même chose » dit Bannister à sa femme avant leur fusillade.

La désillusion d’O’Hara est alors double. Ce qui se brise avec les miroirs c’est l’image de Rosaleen, l’image qu’en avait Michael, son idéalisation. Mais c’est aussi du même coup sa propre image qui se casse : en voulant accomplir son fantasme cheap, O’Hara se découvre tel qu’il est et constate jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage : prêt à tuer, prêt à se faire passer pour le dindon de la farce, prêt à se compromettre pour une poignée de dollars. Sa véritable faiblesse aura été de se laisser hypnotiser par le désolant spectacle de ses bourgeois sordides s’entredéchirant, qui rappelle l’anecdote du banc de requins qui s’entredévorent « affolés par leur propre sang ». En voix off, il ne cesse tout le long du film de s’insulter, de répéter inlassablement à quel point il s’est comporté comme un imbécile, désolé de se voir céder si docilement à ses pulsions les plus basses. Significativement, il ajoute même qu’il n’y a pas plus dangereux qu’un individu qui agit de façon délibérément idiote. C’est sciemment qu’on se jette dans la gueule du loup. Il n’y a pas de victime innocente, pas plus qu’il n’y a de bourreau accidentel, ce qui nous renvoie à l’histoire de la grenouille et du scorpion deMr Arkadin. Que l’on soit grenouille comme O’Hara ou scorpion comme Rosaleen, s’est toujours par un consentement mutuelle que l’un pique l’autre. C’est dire à quel point la vie est inconfortable.

Pourquoi Michael O’Hara et tous les personnages wellessiens sont-ils si facilement attirés par ce qui pourrait leur nuire ? Tout simplement parce qu’ils sont tragiquement humains.

Matthieu Santelli

 

Notes

[1Orson Welles, André Bazin, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, p.180.

 

source: http://www.critikat.com/La-Dame-de-Shanghai.html

  FABLE XXIV.

Philemon & Baucis.

 

Sujet tiré des Metamorphoſes d’Ovide.

 

À Monſeigneur le duc de Vendôme


Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux Divinitez n’accordent à nos vœux

 

Que des biens peu certains, qu’un plaiſir peu tranquile,
Des ſoucis dévorans c’eſt l’éternel azile,
Veritables Vautours que le fils de Japet
Repreſente enchaîné ſur ſon triſte ſommet.
L’humble toict eſt exemt d’un tribut ſi funeſte ;
Le Sage y vit en paix, & mépriſe le reſte.
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ſes pieds les favoris des Rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce ſéjour,
Rien ne trouble ſa fin, c’eſt le ſoir d’un beau jour.

 

Philemon & Baucis nous en offrent l’exemple,
Tous deux virent changer leur Cabane en un Temple.
Hymenée & l’Amour par des deſirs conſtans,
Avoient uni leurs cœurs dés leur plus doux Printemps :
Ni le temps, ni l’hymen n’éteignirent leur flâme ;
Cloton prenoit plaiſir à filer cette trame.
Ils ſçûrent cultiver, ſans ſe voir aſſiſtez,
Leur enclos & leur champ par deux fois vingt Etez.
Eux ſeuls ils compoſoient toute leur Republique :
Heureux de ne devoir à pas un domeſtique
Le plaiſir ou le gré des ſoins qu’ils ſe rendoient.

 

Tout vieillit : ſur leur front les rides s’étendoient ;
L’amitié modera leurs feux ſans les détruire.
Et par des traits d’amour ſçût encor ſe produire.
Ils habitoient un Bourg, plein de gens dont le cœur
Joignoit aux duretez un ſentiment moqueur.
Jupiter reſolut d’abolir cette engeance.
Il part avec ſon fils le Dieu de l’Éloquence ;
Tous deux en Pelerins vont viſiter ces lieux :
Mille logis y ſont, un ſeul ne s’ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à quitter un ſéjour ſi prophane,
Ils virent à l’écart une étroite cabane,

 

Demeure hoſpitaliere, humble & chaſte maiſon.
Mercure frappe, on ouvre ; auſſi-tôt Philemon
Vient au-devant des Dieux, & leur tient ce langage :
Vous me ſemblez tous deux fatiguez du voïage ;
Repoſez-vous. Uſez du peu que nous avons ;
L’aide des Dieux a fait que nous le conſervons :
Uſez-en ; ſaluez ces Penates d’argile :
Jamais le Ciel ne fut aux humains ſi facile,
Que quand Jupiter même étoit de ſimple bois ;
Depuis qu’on l’a fait d’or il eſt ſourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point, faites tiedir cette onde ;
Encor que le pouvoir au deſir ne réponde,

 

Nos Hôtes agréront les ſoins qui leur ſont dûs.
Quelques reſtes de feu ſous la cendre épandus
D’un ſouffle haletant par Baucis s’allumerent ;
Des branches de bois ſec auſſi-tôt s’enflammerent.
L’onde tiéde, on lava les pieds des Voïageurs.
Philemon les pria d’excuſer ces longueurs :
Et pour tromper l’ennui d’une attente importune
Il entretint les Dieux, non point ſur la fortune,
Sur ſes jeux, ſur la pompe & la grandeur des Rois,
Mais ſur ce que les champs, les vergers & les bois

 

Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare ;
Cependant par Baucis le feſtin ſe prepare.
La table où l’on ſervit le champêtre repas,
Fut d’ais non façonnez à l’aide du compas ;
Encore aſſure-t-on, ſi l’hiſtoire en eſt cruë,
Qu’en un de ſes ſupports le temps l’avoit rompuë.
Baucis en égala les appuis chancelans
Du débris d’un vieux vaſe, autre injure des ans.
Un tapis tout uſé couvrit deux eſcabelles :
Il ne ſervoit pourtant qu’aux fêtes ſolemnelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert pour tous mets

 

D’un peu de lait, de fruits, & des dons de Cerés.
Les divins Voïageurs alterez de leur courſe,
Mêloient au vin groſſier le criſtal d’une ſource.
Plus le vaſe verſoit, moins il s’alloit vuidant.
Philemon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n’en fit pas moins : tous deux s’agenoüillerent ;
À ce ſigne d’abord leurs yeux ſe deſſillerent.
Jupiter leur parut avec ces noirs ſourcis
Qui font trembler les Cieux ſur leurs Poles aſſis.
Grand Dieu, dit Philemon, excuſez nôtre faute.
Quels humains auroient crû recevoir un tel Hôte ?

Ces mets, nous l’avoüons, ſont peu délicieux,
Mais quand nous ſerions Rois, que donner à des Dieux ?
C’eſt le cœur qui fait tout ; que la terre & que l’onde
Aprêtent un repas pour les Maîtres du monde,
Ils lui prefereront les ſeuls preſens du cœur.
Baucis ſort à ces mots pour reparer l’erreur ;
Dans le verger couroit une perdrix privée,
Et par de tendres ſoins dés l’enfance élevée :
Elle en veut faire un mets, & la pourſuit en vain ;
La volatille échape à ſa tremblante main ;

Entre les pieds des Dieux elle cherche un aſile :
Ce recours à l’oiſeau ne fut pas inutile ;
Jupiter intercede. Et déja les valons
Voïoient l’ombre en croiſſant tomber du haut des monts.
Les Dieux ſortent enfin, & font ſortir leurs Hôtes.
De ce Bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes ;
Suivez-nous : Toi, Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens durs, vous n’ouvrez vos logis ni vos cœurs.
Il dit : Et les Autans troublent déjà la plaine.
Nos deux Époux ſuivoient, ne marchans qu’avec peine.
Un appui de roſeau ſoulageoit leurs vieux ans.

Moitié ſecours des Dieux, moitié peur ſe hâtans,
Sur un mont aſſez proche enfin ils arriverent.
À leurs pieds auſſi-tôt cent nuages creverent.
Des miniſtres du Dieu les eſcadrons flottans
Entraînerent ſans choix animaux, habitans,
Arbres, maiſons, vergers, toute cette demeure ;
Sans veſtige du Bourg, tout diſparut ſur l’heure.
Les vieillards déploroient ces ſeveres deſtins.
Les animaux perir ! car encor les humains,
Tous avoient dû tomber ſous les celeſtes armes ;

Baucis en répandit en ſecret quelques larmes.
Cependant l’humble Toict devient Temple, & ſes murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
De pilaſtres maſſifs les cloiſons revêtuës
En moins de deux inſtans s’élevent juſqu’aux nuës,
Le chaume devient or ; tout brille en ce pourpris ;
Tous ces évenemens ſont peints ſur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis & d’Apelle,
Ceux-ci furent tracez d’une main immortelle.
Nos deux Époux ſurpris, étonnez, confondus,

Se crurent par miracle en l’Olimpe rendus.
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres creatures ;
Aurions-nous bien le cœur & les mains aſſez pures
Pour préſider ici ſur les honneurs divins,
Et Prêtres vous offrir les vœux des Pelerins ?
Jupiter exauça leur priere innocente.
Helas ! dit Philemon, ſi vôtre main puiſſante
Vouloit favoriſer juſqu’au bout deux mortels,
Enſemble nous mourrions en ſervant vos Autels ;
Cloton feroit d’un coup ce double ſacrifice,
D’autres mains nous rendroient un vain & triſte office :

Je ne pleurerois point celle-ci, ni ſes yeux
Ne troubleroient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce vœu fut encor favorable :
Mais oſerai-je dire un fait preſque incroïable ?
Un jour qu’aſſis tous deux dans le ſacré parvis,
Ils contoient cette hiſtoire aux Pelerins ravis,
La troupe à l’entour d’eux debout prétoit l’oreille.
Philemon leur diſoit : Ce lieu plein de merveille
N’a pas toûjours ſervi de Temple aux Immortels.
Un Bourg étoit autour ennemi des Autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d’impies ;

Du celeſte courroux tous furent les hoſties ;
Il ne reſta que nous d’un ſi triſte débris :
Vous en verrez tantôt la ſuite en nos lambris.
Jupiter l’y peignit. En contant ces Annales
Philemon regardoit Baucis par intervales ;
Elle devenoit arbre, & lui tendoit les bras ;
Il veut lui tendre auſſi les ſiens, & ne peut pas.
Il veut parler l’écorce a ſa langue preſſée ;
L’un & l’autre ſe dit adieu de la penſée ;
Le corps n’eſt tantôt plus que feüillage & que bois.
D’étonnement la Troupe, ainſi qu’eux perd la voix ;
Même inſtant, même ſort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient Tilleul, Philemon devient Chêne.

On les va voir encore, afin de meriter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter.
Ils courbent ſous le poids des offrandes ſans nombre.
Pour peu que des Époux ſejournent ſous leur ombre,
Ils s’aiment juſqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ſi !.… mais autre-part j’ai porté mes preſens.
Celebrons ſeulement cette Metamorphoſe.
Des fideles témoins m’aïant conté la choſe,
Clio me conſeilla de l’étendre en ces Vers,
Qui pourront quelque jour l’apprendre à l’Univers.
Quelque jour on verra chez les Races futures,
Sous l’appui d’un grand nom paſſer ces Avantures.

Vendôme, conſentez au los que j’en attens ;
Faites-moi triompher de l’Envie & du Temps.
Enchaînez ces demons, que ſur nous ils n’attentent,
Ennemis des Heros & de ceux qui les chantent.
Je voudrois pouvoir dire en un ſtile aſſez haut
Qu’aïant mille vertus, vous n’avez nul défaut.
Toutes les celebrer ſeroit œuvre infinie :
L’entrepriſe demande un plus vaſte genie ;
Car quel merite enfin ne vous fait eſtimer ?
Sans parler de celui qui force à vous aimer ;
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux Ouvrages,

Vous y joignez un goût plus ſeur que nos ſuffrages ;
Don du Ciel, qui peut ſeul tenir lieu des preſens
Que nous font à regret le travail & les ans.
Peu de gens élevez, peu d’autres encor même,
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des Dieux les poſſede, c’eſt vous ;
Je l’oſe dans ces Vers ſoûtenir devant tous :
Clio ſur ſon giron, à l’exemple d’Homere,
Vient de les retoucher attentive à vous plaire :
On dit qu’elle & ſes Sœurs, par l’ordre d’Apollon,
Tranſportent dans Anet tout le ſacré Vallon ;

Je le crois. Puiſſions-nous chanter ſous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ſes rivages !
Puiſſent-ils tout d’un coup élever leurs ſourcis !
Comme on vid autrefois Philemon & Baucis.

Jean de Lafontaine, livre XII

 
 
 

http://lewebpedagogique.com/khagnehida/files/2009/09/rubens-jupiter-et-mercure-chez-philemon-et-baucis-vienne.jpg

Rubens, Mercure et Jupiter chez Philemon et Baucis 

           Etonnant en effet de commencer ce chapitre par une référence à l'un des rares couples de la littérature qui dura dans son amour. En effet, assez rares sont les couples qui durent dans le temps. N'y aurait-il pas d'amour heureux comme le chante Aragon? mais n'oublions pas la fin de ce vers..."Mais c'est notre amour à tous les deux."

Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
          Il n'y a pas d'amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
          Il n'y a pas d'amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
          Il n'y a pas d'amour heureux

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
          Il n'y a pas d'amour heureux

Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
          Il n'y a pas d'amour heureux
          Mais c'est notre amour à tous les deux

 Louis Aragon (La Diane Francaise, Seghers 1946)

L'amour est-il plus que l'aventure sexuelle de deux ventres qui se frottent pour reprendre une expression de Marc Aurèle: "la friction de deux ventres avec un spasme et une émission de morve"? Dure définition de ce stoïcien qui réduit ainsi l'amour à l'élémentaire. On peut citer aussi Céline qui écrivait "l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches". 

Certes l'amour a sa littérature malheureuse et on peut se demander à quoi cela tient. En reprenant Montaigne dans un autre contexte on pourrait dire que l'amour fait l'expérience de la singularité de l'autre, qu'il le ressaisit dans son ipséité. Je l'aime "parce que c'est lui, parce que c'est moi"...C'est bien pourquoi l'amour meurt de la monotonie ou de sa répétition à l'identique. D'une certaine façon l'amour ne peut se dispenser d'une certaine forme d'angoisse, angoisse de la fin et donc angoisse d'un retour à une difficile solitude. C'est bien pourquoi certains philosophes défendent la position consommatrice de Don Juan:

Camus, créateur de concepts

Par Jean Montenot (Lire), publié le 15/01/2010

http://www.lexpress.fr/culture/livre/camus-createur-de-concepts_847017.html

Si Albert Camus n'a pas reçu l'estampille officielle de philosophe, son oeuvre recèle, en particulier avec le thème de l'absurde, une réflexion qui le classe parmi les grands penseurs du XXe siècle.

Alors que la polémique consécutive aux prises de position antitotalitaires de L'homme révolté battait son plein, Camus rappelait à un journaliste de La Gazette littéraire combien il se méfiait du qualificatif de "philosophe" : "Je ne suis pas un philosophe et je n'ai jamais prétendu l'être" (Actuelles II, Pléiade III, p. 402). Il y a pourtant bien une pensée philosophique camusienne malgré les multiples dénégations de son auteur. Elle n'a certes pas la majesté des systèmes philosophiques estampillés par l'Université. Camus se voyait davantage en artiste créateur dont la pensée s'exprime dans des images suggestives et poétiques qu'en artisan de concepts ronflants d'une métaphysique qui encourrait le risque de passer pour nébuleuse. 

La révolte, la justice, l'amour...

Son oeuvre s'articule autour de certains thèmes directeurs qui contribuent à lui conférer son statut de sagesse philosophique. Ses Carnets montrent qu'il avait tôt projeté de l'organiser en cycles (l'absurde, la révolte, la justice, l'amour, etc.), chaque cycle devant trouver son illustration dans un triptyque : roman, pièce de théâtre et essai. Or, s'il est un thème philosophique et littéraire auquel le nom de Camus est associé, c'est bien celui du premier cycle, celui de l'absurde. Le cycle des "trois absurdes" - L'étranger (roman), Caligula (théâtre), Le mythe de Sisyphe (essai) - témoigne du souci de faire apparaître l'absurdité de la condition humaine. En la constatant d'abord. Avec L'étranger, Camus montre par la chronique du héros, Meursault, comment celui qu'il nomme "l'homme absurde" est condamné moins pour son crime que pour ne pas avoir manifesté d'émotion à l'enterrement de sa mère. C'est parce que les juges ne pouvaient pas accepter l'absurdité du geste de Meursault qu'ils conclurent à la préméditation...  

Bien que l'oeuvre dramatique de Camus demeure étrangère au théâtre de l'absurde proprement dit (Beckett, Ionesco, Adamov), il a fait de l'empereur Caligula un héros absurde, sinon un héros de l'absurde. Celui-ci, constatant après la mort de Drusilla, sa soeur et sa maîtresse, que "les hommes meurent et ne sont pas heureux", en tire la conclusion qu'il lui faut exercer sans frein l'arbitraire de son pouvoir impérial. C'est la porte ouverte à des folies criminelles.  

Dans Le mythe de Sisyphe, Camus fait la généalogie de la "sensibilité absurde" qu'il définit comme la contradiction entre l'apparence irrationnelle du monde - "son silence déraisonnable" - et le désir de clarté qui habite l'homme - "l'appel humain". Pour son propre déchirement, il ne peut échapper à ce sentiment. S'il est lucide, il ne saurait se contenter des raisons d'être et de vivre fournies clés en main par des religions ou des systèmes philosophiques, ni encore moins choisir le suicide qui est la conséquence captieuse "d'un raisonnement absurde". Pour Camus, en qui "l'appétit désordonné de vivre" (L'envers et l'endroit, préface de 1954) résiste à toute destruction, l'absurde est "un point de départ, l'équivalent en existence du doute méthodique de Descartes" (L'homme révolté). Ce "mal de l'esprit" ne vaut que par ce qu'on en fait. S'il faut "imaginer Sisyphe heureux", c'est qu'il est possible de trouver le remède dans l'ascèse même qu'exige le face-à-face avec l'absurdité de la condition humaine. Dès lors, "il y a un bonheur métaphysique à soutenir l'absurdité du monde" et s'ouvrent des perspectives qui sont autant d'antidotes au pessimisme tragique et au nihilisme. Et Camus évoque en exemple le donjuanisme, la quête de l'acteur se démultipliant dans ses personnages, la soif de conquête d'un Alexandre le Grand. Mais c'est surtout la création artistique - "car créer, c'est vivre deux fois" - qui illustre ce renversement paradoxal de perspective qui veut, selon la belle formule de Noces, "[qu'il n'y ait] pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre".  

Revenons à cette découverte de l'ipséité qui me libère de mon égocentrisme pour m'aliéner à l'angoisse de perdre cet autre qui se posera toujours face à moi dans son irréductible altérité. On est là dans l'essence même de la passion amoureuse.

Quel est le fondement de cette angoisse? la temporalité conçue comme ce qui affecte de changement  nos ego respectifs, ainsi associe-t-on  l'amour  au désir d'éternité, négation de la temporalité.

Plus profondément, selon Nicolas Grimaldi, dans Métamorphoses de l'amour, l'amour est une réponse à l'angoisse originaire de la solitude. Il rejoint ici le Mythe d'Aristophane sur les androgynes dans Le Banquet  de Platon. L'amour tente de réparer la solitude originaire, la rendre supportable. La bulle des amants est ainsi une autre forme de solitude, mais plus ouverte que la solitude qu'inaugure notre arrivée au monde. Qui dit "arrivée" suppose un rapport d'étrangeté au monde, une extériorité qui nous menace sans cesse d'exclusion. Aimer c'est fuir cette étrangeté, au risque de la fusion avec l'être aimé, de son assimilation qui peut  lui faire perdre toute singularité. Paradoxe de l'amour?

  On a peur de perdre celui que le hasard nous a fait rencontrer. Si ce même hasard nous le reprenait?

Pire, l'idée qui jaillit de ne pas être l'unique, que l'être aimé ait eu un passé, qu'elle ou il en ait aimé une autre de la même façon... ce qui fait mal dans l'amour c'est que le passé n'est jamais vraiment passé. Ce passé que je ne peux partager...la vraie souffrance de l'amour.La jalousie ne serait-elle pas comme l'écrit Grimaldi ce qui " consiste à sentir que nous échappe ce qu'on avait imaginé  tenir, et à découvrir l'étrangeté de ce dont on s'était cru inséparable" (p.152 op cit). C'est ma propre identité qui se voit alors fissurée, dans la mesure  où l'amour me permettait de  me reconnaître dans l'autre.

Publié dans le temps, amour

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :