art et philosophie

Publié par Maryse Emel

comprendre l'art.....

 

OVIDE, Les Métamorphoses, Livre X
Traduction de Thomas CORNEILLE, 1697.


Fable IX.

Pygmalion amoureux de sa statue.


Lorsque Pygmalion de ces Filles lubriques
Eut vu dans leur excès les flammes impudiques,
Confus de cette aveugle et brutale fureur,
Il prit pour tout le Sexe une invincible horreur,
Et leur dérèglement lui peignant chaque Femme
Capable de tomber dans ce désordre infâme,
Il voulut vivre libre, et sans faire aucun choix,
Longtemps de l’hyménée il rejeta les lois.
Cependant la Sculpture exerça son adresse.
Dans tout ce que cet Art a de délicatesse,
Il fit une Statue avec des traits si doux
Que l’honneur qu’il en eut lui fit mille jaloux.
De l’ivoire employé la blancheur surprenante
Lui donnait tout l’éclat d’une Fille vivante,
Et parmi le beau Sexe on n’avait jamais vu
Aucun aimable Objet de tant d’attraits pourvu.
D’un Art ingénieux la savante imposture
A su si bien en elle imiter la Nature
Qu’on dirait à ses yeux qu’elle semble rouler,
Que la seule pudeur l’empêche de parler.
De ses rares beautés chacun rend témoignage.
Pygmalion lui-même admire son ouvrage,
Et du plus tendre amour ne se peut garantir
Pour ce qu’il n’a point fait capable d’en sentir.
Il doute quelquefois, malgré ce qu’il doit croire,
Ou si c’est un vrai corps, ou si c’est de l’ivoire,
Et pour s’en éclaircir, il la touche, et dément
Sur ce qu’il a touché son propre sentiment.
Plus charmé chaque jour il trouve en sa Statue
Ce qui flatte les sens, ce qui plaît à la vue,
Et la brûlante ardeur qu’il ne peut apaiser
Le portant à la voir sans cesse, à la baiser,
Telle est la douce erreur où son cœur s’abandonne,
Qu’il croit qu’elle lui rend les baisers qu’il lui donne .
Il lui parle, il l’embrasse, et dans ce vif transport
Il craint de la meurtrir s’il l’embrasse trop fort.
Tantôt, pour satisfaire à l’ardeur qui le presse,
En des termes touchants il lui peint sa tendresse,
Tantôt sa passion, à ses soins complaisants,
Comme pour la gagner, ajoute des présents.
Il choisit ce qui fait l’amusement des Filles,
Lui porte des Oiseaux, lui donne des Coquilles,
Des Perles, des grains d’Ambre, et des plus belles Fleurs
Fait sur elle éclater les brillantes couleurs.
D’un magnifique Habit la galante parure
Orne pendant le jour cette aimable Figure.
Un superbe Collier, dont pour elle il fait choix,
Répond aux Diamants dont il orne ses doigts,
Et les Boucles de prix qu’il met à ses oreilles
Jettent un vif éclat qui les rend sans pareilles.
Chaînes d’or, Nœuds, Rubans, il ne lui manque rien.
Avec des traits finis tout ornement sied bien ;
Mais quoiqu’elle en reçoive une grâce nouvelle,
Quand elle est sans habits, elle n’est pas moins belle.
Il l’appelle sa Femme, et lui fait, loin du bruit,
Dresser un lit pompeux pour y passer la nuit.
Là, dans la folle ardeur du feu qui le consume,
Il la pose, il l’étend sur la plus molle plume,
Comme si par ce soin elle devait sentir
Que d’un repos mal sûr il la veut garantir.
                Tandis que cette erreur l’agite et le tourmente,
Il voit venir le jour d’une Fête éclatante,
Où pour rendre à Vénus des honneurs solennels
Toute l’Ile de Cypre est devant les Autels.
L’encens fumait partout, et le sang des Victimes
Intéressait les Dieux pour les vœux légitimes.
Lorsque Pygmalion qui veut se marier,
Songeant à sa Statue, et n’osant les prier
D’employer leur pouvoir à la rendre animée,
« Dieux, dit-il d’une voix timide et mal formée,
Si l’hymen doit remplir mes désirs amoureux,
Comme vous pouvez tout, faites qu’il soit heureux,
Et daignez m’accorder dans ma flamme inquiète
Une Femme semblable à celle que j’ai faite. »
                Vénus, qu’à cette Fête où chacun l’adorait
De tant d’honneurs rendus le spectacle attirait,
Pénètre à quels souhaits sa passion l’engage,
Et pour lui faire voir par quelque heureux présage
Que de son assistance il peut tout espérer,
Cette grande Déesse aime à se déclarer.
Une flamme qui jette un éclat qui l’étonne,
S’allume tout à coup, s’avance et l’environne.
Le spectacle à ses yeux en est trois fois offert.
Elle s’élève en pointe, elle brille et se perd.
Soudain l’âme de crainte et d’espoir combattue,
Pygmalion retourne auprès de sa Statue,
S’assied au bord du lit, la baise avec ardeur,
Et croit en la baisant sentir quelque chaleur.
Tout surpris, il remet sa bouche sur sa bouche,
Redouble ses baisers, lui prend la main, la touche,
Lui soulève le corps à moitié hors du lit,
Et partout sous ses doigts l’ivoire s’amollit.
C’est ainsi que la cire au Soleil exposée
Perdant sa dureté, devient traitable, aisée
Et prend, en se laissant tourner et retourner,
La forme que la main se plaît à lui donner.
Tandis qu’en ce succès sa juste défiance
Tient son espoir en trouble, et sa joie en balance,
Et qu’en touchant toujours, par ce sensible essai,
Il cherche à s’assurer si son bonheur est vrai,
De l’Objet si chéri qui fait toutes ses peines,
En lui tenant le bras, il sent battre les veines,
Et ne peut plus douter que d’un corps animé
Dans ce qui fut Statue il n’ait le cœur charmé.
Alors plein d’une joie à nulle autre pareille,
Il rend grâce à Vénus d’une telle merveille,
Et commence à baiser, non comme auparavant
Un visage formé par un Art décevant,
Mais une aimable Fille, en qui l’Amour étale
L’éclat d’une beauté qui n’eut jamais d’égale.
L’heureux Pygmalion, ravi de l’embrasser,
Lui marque sa tendresse et ne s’en peut lasser.
Par la prompte rougeur qui sur son front prend place,
Elle marque d’abord qu’elle sent qu’on l’embrasse,
Et haussant vers le Ciel les yeux timidement,
Dès qu’elle voit le jour, elle voit son Amant.
Vénus fait leur hymen, et s’y trouve présente,
Et le Ciel qui consent à remplir leur attente,
D’un Fils[1] après neuf mois leur accorde

 

l'artiste rivalise avec la nature


[1] En fait une fille dans le texte d’Ovide.

art et philosophie

La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.

Proust, Le Temps Retrouvé, p.289-290, édition G.F.

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