le paradoxe de la foi selon Kierkeggard (article d'une conférence à l'acadé
Ainsi, dans le troisième problème de Crainte et Tremblement, Kierkegaard oppose deux figures,
Agamemnon et Abraham.
Agamemnon est le type du héros tragique : il sacrifie sa fille, Iphigénie, pour sauver son peuple et
les grecs.
« Le héros tragique, a vite finit, vite terminé le combat. Il a accompli le mouvement infini, et trouve
maintenant la sécurité dans le général. (….) Agamemnon renonce à Iphigénie et trouve par là le
repos dans le général ; il peut alors aller la sacrifier » Crainte et tremblement, page 124/126
Agamemnon a sacrifié sa fille pour exprimer la généralité du peuple. Il manifeste le fait qu’il est
redevable aux grecs, dans leur généralité, et il se réalise dans leur généralité (il redevient leur chef de
guerre). Mais ce faisant, il dissout son individualité. Il n’est plus un père meurtrier, puisque c’est pour
sauver le peuple qu’il tue sa fille. Donc, il n’est plus lui-même quand il choisit, il choisit de se dissoudre
dans le général, qui lui apporte le secours d’une existence faite de médiations. Il se manifeste, mais,
se manifestant, il nie en lui l’Individualité. En somme, Agamemnon
3
a réalisé le général contre l’Infini, il
s’est fait lui-même dans la finitude. Agamemnon est un type limite qui exprime plutôt le héros de
l’éthique. Car la grandeur d’Agamemnon, c’est de supprimer, purement et simplement sa singularité
(ici, en l’occurrence, son statut de père) au profit du général. Il a payé de sa personne, et a accompli
son devoir civique jusqu’au bout. Il s’est manifesté, mais ce n’est pas sa singularité qu’il a manifestée.
Et c’est alors pour lui rapidement le repos (« il a vite finit »), ce qui, en termes kierkegaardien, est
la répétition. N’oublions pas que la Répétition est publiée le même jour que Crainte et tremblement. Le
héros éthique est dans la répétition, c’est à dire dans le redoublement de soi. La répétition est le
contraire du paradoxe, le contraire d’une existence assumée comme existence. Agamemnon a
accompli sa manifestation : il est devenu le père de la flotte grecque, en perdant quelque chose : luimême, c’est à dire sa fille. Mais cette perte débouche sur le redoublement de soi dans le général. Il
redevient lui-même par la vertu du général ; il est la cité à laquelle il s’est sacrifié. Aucun autre
mouvement chez lui, aucun devenir, aucune angoisse de l’existant, désormais, il est parfaitement
adhérent à ses actes : ses actes le redoublent, ses actes le répètent, il est justifié par les actes qu’il
fait.
Tel n’est pas le cas, pourtant, de l’homme de la tribulation, de la crise anxieuse, l’éthicien tel qu’il
va s’épuiser dans l’éthique. Celui-là ne se retrouve pas dans ses actions, il ne peut se répéter dans
ses actes, parce que ses actes sont une négation de l’Individu qu’il est, une manière de ne pas se
singulariser. Que la loi existe, que la vie morale soit possible ne supprime pas l’incomplétude de
l’homme dans l’errance de la tribulation. Agamemnon est un héros, mais il n’est pas un individu, c’est
une abstraction de l’intelligence. Agamemnon est le mythe de la moralité synthétisée.
Mais nul ne peut vivre comme Agamemnon, nul ne peut avoir cette certitude sans vertige, d’avoir
sacrifié sa fille sans s’être sacrifié soi. Nul ne peut sacrifier son individualité, pas même face à la loi.
Dès lors, Kierkegaard délibère que l’existence éthique elle-même est comme l’envers d’un
paradoxe, dont les termes ne sont pas éthiques. Que le général ne fait pas exister, et que la raison ne
se manifeste jamais comme raison. C’est dans cette dissymétrie, au cœur de l’angoisse de la vie
éthique que se trouve justifié le passage à al foi: il y a une différence profonde entre la « conception
morale de la vie » – et l’homme moral en tant qu’il a à vivre.
Deuxième partie. La foi comme réhabilitation de la singularité.
La limite de l’éthique de l’autonomie
Dans la partie précédente, nous avons vu la complexité de la vie éthique : elle donne à l’homme le
moyen de se manifester dans le général, mais elle ne parvient jamais à rendre le général
« commensurable » à l’individu ; le général se s’impose que comme la négation de la singularité.
Cette conception est abstraite, c’est à dire philosophique. Du moins telle que veut la voir le
Kierkegaard antihégélien. Cette philosophie-là pose le vrai dans la synthèse, dans l’unité. La vérité ne
peut être que dans la reconnaissance, dans l’unité ou le dépassement des contradictions. Ainsi doit-il
en être encore de la morale. Car la morale fonctionne sur l’idée que la subjectivité est la vérité. La
subjectivité doit se redoubler, c’est à dire se répéter dans ses actes, le sujet doit se réaliser et se
répéter dans la liberté de son action. Nulle distance entre eux, nulle disjonction : le sujet est libre dès
3 IPHIGÉNIE
Dans la mythologie grecque, fille aînée d’Agamemnon et de Clytemnestre. Lors de la guerre de Troie, son père dut la sacrifier à Artémis pour obtenir de la déesse qu’elle fît cesser le calme
(ou les vents contraires) qui retenait en Aulide la flotte des Achéens. Dans certains endroits, on l’identifiait à Artémis, et quelques auteurs anciens prétendaient qu’Iphigénie était à l’origine
la déesse Hécate.
Iphigénie fut le personnage clef de plusieurs tragédies grecques : notamment, Agamemnon d’Eschyle, Électre de Sophocle, Iphigénie à Aulis , pièce inachevée d’Euripide, et Iphigénie en
Tauride, pièce antérieure du même auteur. À l’époque moderne, l’histoire d’Iphigénie fournit l’intrigue de l’Iphigénie de Racine et de l’Iphigénie en Tauride.9
lors qu’il est la loi. C’est une éthique de l’autonomie, une éthique qui s’enferme dans le cercle du
même. Le vrai est la répétition de soi dans la manifestation.
Mais, comme le dit le texte, le sujet est plutôt la non-vérité. Il se s’atteint pas par le même. Il est
plutôt, même, et fondamentalement, incommensurable à soi. Cette idée d’incommensurabilité va
devoir être pensée, car c’est elle qui introduit à la foi, comme au de là de la généralité morale.
« Le paradoxe de la foi consiste en ceci qu’il y a une intériorité incommensurable à l’extériorité, et
cette intériorité, n’est pas identique à la précédente, mais une nouvelle intériorité. Il ne faut pas
l’oublier. » Crainte et tremblement. p.109.
Que veut dire que l’intériorité est incommensurable à l’extériorité ?
Cela signifie que la répétition n’est pas le propre de l’existence et, qu’au fond, le moi est
essentiellement disjonction, disjonctivité, paradoxe. L’existence est essentiellement hétéronomie, c’est
à dire que le moi est essentiellement autre que soi. Cette altérité, Kierkegaard la manifeste comme
péché originel. C’est un vocable très chrétien, mais sa signification va au delà du christianisme ; dans
le péché, Kierkegaard voit la marque même de l’existence, c’est à dire cette incapacité à coïncider
avec soi, avec la loi, à être ce que l’on doit être, à être une pure médiation, une pure unité, à être à la
fois sujet et vérité. C’est parce que l’homme est fondamentalement non-moi, qu’il échappe à la
certitude de la répétition, que la foi doit surgir ; la transcendance de la foi étant la marque de
l’incomplétude essentielle de l’homme immanent.
« Comment cette éthique, que l'on dira peut-être éthique de l'hétéronomie, est-elle l'éthique de
l'accomplissement de l'homme ? (…) L'échec de l'éthique de l'immanence et de l'autonomie signifie
l'incapacité du sujet à être le principe de son action. Du fait de sa dualité (âme-corps, temps-éternité,
fini-infini, possible-nécessaire), l'existant est marqué par une précarité et une faille telles que seul
quelqu'un d'autre peut les combler. (…).
L'affirmation selon laquelle la subjectivité est la vérité est à renverser et à dépasser dans celle
selon laquelle la subjectivité est la non-vérité.
Si donc l'éthique existentielle est une éthique de la subjectivité, ce n'est pas au sens où le sujet
serait auto fondateur, étant un sujet duel, divisé, et plus exactement un sujet faillible ou peccable,
toujours sur le point d'être en faute. Ce que le sujet découvre en soi n'est pas une loi mais la division
et le conflit, et ce conflit où aucun des éléments ne peut être principe est la manifestation d'une
déficience originelle !. André Clair, Existence et éthique, p.99.
Il y a aussi, dans les textes de Jean Wahl regroupé dans Kierkegaard, l’Un devant l’autre, un très
beau passage, très éclairant où il dit :
« Dès le Concept d’angoisse, Kierkegaard écrit: « L’angoisse est l’instant. Elle est la limite entre
l’innocence et le péché. Et le péché se fait dans l’instant, plus exactement même, il est l’instant
en tant que celui-ci se sépare de l’éternité. » Pour Kierkegaard, l’existence est la plus haute valeur
et en même temps elle est péché ; (…)C’est là un des aspects les plus profonds du paradoxe chez
Kierkegaard. On pourrait dire de même de la temporalité : la temporalité est péché ; et pourtant,
c’est elle qui est la source de la dialectique de l’esprit, du pathétique de l’âme, et c’est en elle que se
réalise Dieu. » Jean Wahl, Kierkegaard, L’Un devant l’autre. p. 56,Hachette Littératures, Paris, 1998.
Autrement dit, le péché, c’est le temps, c’est à dire l’existence en tant qu’elle m’oppose à l’éternité.
Seul le salut peut me redonner l’éternité répétitive du temps avant l‘instant, avant cet instant fatal où
l’homme a choisi, l’homme s’est choisi lui-même, et ce faisant, s’est irréversibilité éloigné de l’éternité.
Adam, en choisissant la transgression, a ainsi créé, tout ensemble le temps, le péché, la disjonction et
le paradoxe. Parce qu’il est celui qui a voulu, il y a, pour lui, un avant et un après, irréversibles dans
leur opposition. Il est coupable, c’est à dire qu’il existe par l’angoisse d’avoir été autre que soi, d’avoir
fait de la disjonction l’essence même de son existence.
L’intériorité dont il est question est incommensurable parce qu’elle est absurde, c’est à dire
incompréhensible à elle-même, expérience en soi de la disjonction, de l’écartèlement entre l’éternité
et l’instant, entre le fini et l’infini, entre le corps et l’âme. Ce n’est plus l’intériorité sûre d’elle-même de
l’esthétique. C’est une intériorité sans subjectivité, sans immanence, c’est une intériorité du tout autre.
La foi et l’immédiat
Mais comment, alors que la foi est le retour de l’intériorité, peut–elle être une immédiateté ? Pas au
sens de la philosophie hégélienne : chez Hegel, l’immédiat c’est le savoir se donnant absolument à
soi même sans aucune relation, y compris à un sujet qui le donnerait, ou se le donnerait. Plus
simplement, l’immédiat, c’est aussi l’intuition sensible, en tant que le sujet s’efface devant l’objet tel
qu’il est donné. Néanmoins, pour Hegel, l’immédiat n’est qu’une abstraction, parce qu’il apparaît
toujours, au bout du compte comme une médiation. Il n’y a pas de donnée qui ne soit posée, en
dernière instance par un sujet, par un esprit ou un entendement qui lui donne sa structure et sa vérité.10
Ce n’est pas sans une certaine mauvaise foi que Kierkegaard voit en Hegel celui qui rabat la foi sur
l’immédiat, et en fait un retour à l’Esthétique. Pour Hegel, la foi est une immédiateté non encore
consciente de la médiation. Mais peu importe : l’auteur de Crainte et tremblement veut surtout, par le
biais de la remarque sur Hegel, discerner deux immédiatetés, tel qu’il le dit dans le texte :
« Car la foi n’est pas la première immédiateté, mais une immédiateté ultérieure. La première
immédiateté est le domaine esthétique et ici la philosophie hégélienne peut avoir raison. Mais la foi
n’appartient pas au domaine esthétique, ou alors il n’y a pas de foi, parce qu’alors elle a toujours
été. » Crainte et tremblement, page 188
Pour comprendre ce texte, la foi comme immédiateté ultérieure, comme immédiateté nonesthétique, il faut peut être partir de la fin : Kierkegaard dit qu’il est incompatible avec la foi d’avoir
toujours été. Ce qui a un double sens : d’abord de rabattre la foi sur l’empirisme des croyances, ce qui
aurait pour effet de ramener la foi à un fait culturel, à une immanence historique. Ensuite, de montrer
que la foi ne peut pas être le produit d’une tradition, d’une histoire, d’un patrimoine, mais que la foi est
un pur présent, une pure contemporanéité, incommensurable avec toutes les raisons terrestres.
Rapportée à l’existence concrète de l’homme, la foi est absurde et incompréhensible. Elle est, ni
plus ni moins la limite de l’immanence. Comment, dés lors définir la foi ? infini, présent, absurde,
absolu, autre. Le texte l’exprime dans une formule qui paraît d’abord énigmatique :
La foi est précédée d’un mouvement de l’infini. C’est alors seulement qu’elle paraît, nec
inopinate, en vertu de l’absurde. Je peux le comprendre sans pour cela comprendre que j’ai la foi. Si
elle n’est pas autre chose que ce que la philosophie la dit être, déjà Socrate est allé plus loin,
beaucoup plus loin, alors qu’au contraire, il n’y est pas parvenu. Il a fait le mouvement de l’infini du
point de vue intellectuel. Son ignorance n’est autre chose que sa résignation infinie. Cette tâche est
déjà suffisante pour les forces humaines, bien qu’on la dédaigne aujourd’hui. Mais il faut d’abord
l’avoir accomplie, il faut que l’Individu se soit épuisé dans l’infini, pour qu’il en soit au point où
la foi peut surgir », Crainte et Tremblement, p.110
Ce que Kierkegaard veut ici nous montrer, c’est que la foi est une catégorie du désespoir, ou, si
l’on préfère résulte d’un désespoir infini.
Il faut avoir désespéré infiniment pour en arriver à la foi. Il faut avoir désespéré de soi dans
l’immanence. Désespérer de soi, c’est non seulement découvrir que la sensibilité n’apporte rien, mais
aussi que la religion terrestre, ou que l’éthique sont des étapes de vie qui ne permettent aucune
synthèse, et partant aucune vérité.
«Si tout me réussissait parce que je suis en relation avec Dieu, je n’aurais pas besoin d’esprit
pour me donner confiance» or la croyance est esprit, est relation spirituelle » (E. P. 1852, p. 214, cité
Ruttenbeck, p. 216).
La subjectivité est non-vérité, et cette conscience de l’ignorance absolue, telle qu’elle est en soi est
le premier désespoir de la vérité. D’où la curieuse allusion à Socrate, tel qu’il paraît un modèle du
mouvement infini du désespoir. Ce n’est évidemment pas le Socrate philosophe dont il est question
ici, mais le Socrate en tant qu’Individu qui vit son Individualité comme séparée du vrai. Il y a une vérité
de Socrate en tant qu’il fait exister le savoir comme rapport de l’Individu au savoir. Et précisément, ce
rapport de l’Individu au savoir est une ignorance, il est savoir du non-savoir. Ainsi Socrate est-il, d’une
certaine façon, sur le chemin de la foi contre la philosophie, parce qu’il renonce à savoir, au plutôt
parce qu’il renonce, mais infiniment à être le savoir. La foi dit donc d’abord : la vérité n’est pas dans le
moi, ni dans le sujet, mais dans l’Autre. Mais comme cette résignation est infinie, l’Autre auquel nous
devons faire confiance, est Dieu, le tout Autre, l’autre absolu. Ainsi, Dieu est-il le vrai, mais en tant
qu’il est incompréhensible, en tant que l’homme en est séparé, en tant qu’il se vit sur le mode de
l’ignorance essentielle. Il y a ainsi une continuité entre l’ignorance socratique et le paradoxe chrétien.
C’est aussi pourquoi Jean Wahl va dire que l’immédiateté seconde de la foi est une immédiateté
après réflexion, après le parcours qui consiste à prendre conscience de soi comme séparé de la
vérité. La réflexion mène à la foi, parce que la réflexion est la découverte, au cœur même de la
pensée, du paradoxe.
La foi comme désespoir de la raison
La foi est aussi le désespoir de la raison. Il est nécessaire de croire, parce qu’il est absurde de
croire. Pourtant, à l’opposition classique entre la foi et le savoir, Kierkegaard oppose un paradoxe. La
foi n’est pas une autre manière de savoir, un rapport non démontré au savoir, sur le monde de
l’intuition naturelle ou de l’évidence. La foi n’est pas une croyance qui se substituerait aux défauts du
savoir. En réalité, la foi reste paradoxe, c’est à dire qu’elle reste paradoxale, absurde,
incompréhensible, scandale de la raison. La foi ne résout pas l’incertitude. Ainsi en est t-il du
paradoxe de la foi en Jésus Christ. Le Christ est le désespoir de la raison : puisqu’il est à la fois dieu
et homme, dans le temps et éternel. Le Christ est la limite de la raison. Mais la foi ne répond pas aux11
questions de la raison par une certitude seconde ; la foi n’est pas une nouvelle synthèse, ou bien la
synthèse finale. La foi reste, profondément, incertitude, crainte et tremblement, elle reste un risque
absolu.
« Il faut se sentir au-dessus de dix mille brasses d’eau et pourtant croire. L’existant maintiendra
de toute l’énergie de son intériorité passionnée l’incertitude objective, afin que la croyance soit» (VI,
pp. 276, 278). Miettes Philosophiques [Edition allemande, traduction Schempf]
« Sans risque, pas de croyance, et plus il y a de risque, plus il y a de croyance » (VI, p. 278).
Ibidem.
Il n’y a rien qui me permette de déduire la foi, ni de la justifier, ni de la penser. Les théologiens et
les philosophes, en voulant justifier la foi, la détruisent, parce qu’ils laissent entendre qu’il pourrait y
avoir des « raisons de croire », de laisser la raison pour « faire place à la croyance ». La foi n’est pas
une pensée, mais une passion, ou plutôt la pensée en tant que passion, c’est à dire pensée de
l’épreuve, de la douleur, de la disjonction, de la séparation d’avec le vrai. La foi est désespoir infini, et
le vrai m’est à jamais inaccessible, même dans la foi. Je n’ai pas même la certitude d’avoir la foi. Et
c’est précisément cette incertitude, ce risque absolu dont nous allons voir qu’il donne tout le sens de
l’acte individuel de la foi.
On a pourtant encore du mal à saisir pourquoi la foi est une immédiateté, fut-elle seconde, si elle
est ignorance, paradoxe et incertitude. Comment peut-il y avoir une immédiateté de la foi dans la nonvérité même. Comment peut-on concevoir une immédiateté sans intuition ?
La foi n’est pas un don
Avec le troisième paragraphe, nous entrons dans le passage le plus authentiquement novateur de
Kierkegaard, qui, singulièrement, va le rapprocher de la question philosophique.
Il faut prendre toute la mesure de l’affirmation selon laquelle la foi est paradoxe. C’est une manière
de contester tous les discours apologétiques, du moins ceux qui donnent à la foi une dimension de
révélation. En fait, la foi n’est pas un don de vérité, ni une certitude venue du dehors. Elle n’est pas le
retour à la sereine participation de l’univers. Elle n’est pas le repos final dans le même. La foi vise
donc le même et le savoir, mais en tant que mouvement d’un existant ; elle est disjonction et risque,
elle est essentiellement souffrance, c’est à dire qu’elle engage absolument l’Individu dans une
situation de contemporanéité.
En fait, si la foi est une immédiateté sans intuition, c’est parce qu’elle est un choix, mais un choix
qui n’est pas moral. La foi est l’engagement entier de l’Individu, en tant qu’individu dans la foi. Cela
signifie d’abord la solitude absolue du croyant. Abraham est une chevalier e la foi, tel qu’il ne peut
être compris de personne. Il ne peut pas même parler, ni à Sarah, ni à la servante, pas même à Isaac.
Car parler est encore être dans la généralité, c’est rapporter le choix que je fais à de raisons
humaines, générales, historiques et sociales. Abraham est seul parce qu’il croit ce que personne
d’autre que lui ne peut croire. Abraham est séparé du général, c’est à dire séparé des hommes. Il ne
trouve, contrairement à Agamemnon, aucun soutien dans le général.
« La foi ne peut jamais s’émanciper du moi, l’effort de la science consiste à faire disparaître le
moi dans son objet, celui de la croyance à le conserver avec et dans son objet » [Journal, lII, 89 A
216, édition allemande, traduction Schempf, Berlin,1840] ».
Ensuite, il ne croit pas à Dieu comme à une généralité. Dieu n’est pas l’éclaircissement du monde.
Dieu n’est pas la puissance générale de la nature. Dieu est cru comme une personne existante. Croire
en Dieu, c’est croire en un Individu, mais un Individu absolu.
« Ce qu’il faut dire ensuite, c’est que le christianisme est relation d’individualité à individualité,
d’existence à existence ».(E. R, 1854, p. 96 ; Ruttenbeck, p. 219).
Ce qui signifie d’abord que l’autre, Dieu, n’est pas mon semblable en tant qu’il est un Individu, mais
qu’il est tout Autre, il est l’absolument Autre. La foi, c’est croire l’autre absolument, c’est à dire le
mettre absolument au dessus de moi. La foi, c’est de croire que le moi doit être absolument
abandonné comme source du vrai, mais que c’est en même temps un choix que l’Individu doit faire
comme Individu. Il croit, veut dire « il le croit ». Mais croire est une décision parfaitement asymétrique.
Il n’y a aucune commensurabilité entre Dieu et Abraham. Abraham croit, et c’est absurde, c’est à dire
qu’il croit un Autre qui lui reste absolument Autre, un autre qui ne peut être cru que comme individu.
Abraham croit en Dieu, ce qui veut dire qu’il ne peut pas le comprendre. Comprendre, c’est prendre
avec soi, en soi, ramener à l’unicité du même. Dieu est le tout autre, c’est l’existence en tant qu’elle
est confrontée à la limite de toute reconnaissance. C’est ce que veut dire Kierkegaard lorsqu’il dit que
dans la foi « L’individu se rapporte comme tel absolument à l’absolu ». Il y a dans cette formule
quelque chose de très contradictoire – paradoxal en fait. Comment, un rapport peut-il être un rapport12
absolu ? Je ne peux me rapporter absolument à l’absolu que si l’absolu n’est pas le général, s’il n’est
pas l’être, mais s’il est un existant. L’existence est un rapport de singularité à singularité, c’est, au
sens propre, un rapport absolu à l’absolu. Mais on ne peut saisir ce paradoxe, que si l’on comprend
que le rapport n’est pas la relation, mais la distance, n’est pas l’assimilation mais la disjonction, n’est
pas le savoir, mais la passion. La foi, au fond, c’est le savoir en tant qu’il est rapporté à l’existence,
c’est à dire à la différence absolue. Plus tard, dans les écrits sur l’Amour, Kierkegaard identifiera ce
rapport absolu à l’absolu de deux individualités singulières – irréductibles l’une à l’autre-, comme
amour. L’amour de Dieu est l’amour. Dans l’amour, l’autre est absolument pour moi, il est celui que je
choisis absolument, celui que je reconnais comme une « différence absolue » que je choisis.
Jean Wahl dit fortement : « le croyant c’est celui qui est infiniment intéressé à la réalité d’un
autre ».Ibidem
Ainsi, l’immédiateté ultérieure de la foi n’est pas sentiment, mais choix et amour, c’est à dire
passion et souffrance, devoir absolu à l’égard de l’absolu. L’amour est le rapport au non-homogène.
L’adhésion à ce qui « sans rapport » avec tout ce qui peut-être connu. L’amour de dieu, c’est la
reconnaissance de l’existence comme paradoxe.
Troisième partie De l’immédiateté ultérieure à L’éthique
ultérieure. Abraham et Isaac
Chez Kierkegaard, cette reconnaissance de l’Inconnaissable, de l’Incompréhensible, cette
résistance absolue de Dieu à ce que je suis produit la foi, et est en même temps un choix et un acte
libre. C’est en ce sens que la morale va être suspendue, mais surtout repensée. Il y a suspension de
l’éthique et non négation.
La suspension théologique de l’Ethique
Du point de vue de la morale de l’immanence, Abraham est un être anormal, immoral, puisqu’il est
celui qui doit tuer son fils. Abraham tue son semblable, il renonce à la répétition de soi dans le même.
Pourtant, il a infiniment attendu ce fils de la foi. Il a attendu au-delà de l‘absurde, il a attendu ce qui ne
pouvait plus, du point de vue du monde, venir. Mais ce fils est celui qu’on lui réclame, que Dieu
réclame à nouveau absolument.
Suprême égoïsme
Vu du point de vue du monde, c’est à dire de l’immanence, c’est un retour, pour Abraham, à
l’immédiateté du moi, un « suprême égoïsme ». Mais cette vision du moi comme égoïsme, cette
condamnation d’Abraham est le produit d’une conception qui confond la foi et le premier immédiat.
Abraham est bien dans une immédiateté, puisqu’il est celui à qui, absolument, on demande son fils. Il
est seul et ne peut se rapporter à aucune instance humaine pour justifier son acte. Abraham n’a que
lui-même pour choisir ; c’est à dire qu’il n’a que la foi.
Mais ce n’est pas le moi qu’il choisit, et cela fait toute la différence. Dans la généralité morale, je
me choisis moi comme relation aux autres, je me répète et me redouble. La loi est ce qui me redonne
mon moi par l’autonomie. La foi substitue à la généralité l’altérité. Je ne peux pas me choisir, mais
seulement l’autre, et l’autre que je choisis, ne peut être que dieu, car seul dieu est absolument autre, il
est le tout autre. Le choix est alors vraiment un choix. Dans la morale, je me répète, c’est à dire que je
me choisis moi en même temps que l’autre, je ne deviens pas entièrement. Dans la foi, je choisis le
tout autre, c’est à dire que je choisis absolument. Abraham n’accomplit pas le crime pour l’amour de
soi, ce qui serait démoniaque, mais dans l’amour de dieu, qui est précisément l’abandon absolu de
soi.
Abraham sans médiation
Abraham est donc bien dans l’immédiat au sens où il ne peut être compris dans aucune généralité.
Il n’est pas lui-même médiatement par le biais des autres, ou de la loi, il est absolument lui-même.
Mais cette immédiateté est aussi « terrifiante ». Car Abraham n’a rien, autour de lui pour le
convaincre, lui faire savoir que l‘absurde va se produire. Il croit, c’est à dire qu’il choisit absolument.
Dans cet instant, paradoxalement, l’éternité est en jeu. Il choisit dans l’instant, c’est à dire dans la
scission, dans la rupture ; il délaisse toute l’immanence, il laisse tout le passé hors de son choix. Son
choix est absolument contingent, eu égard au monde, tout en étant absolument contemporain. Il est
résignation infinie face à tout ce qui est au monde.
C’est en cela que son choix est aussi angoisse : il ne sait pas s’il va survivre, il ne sait pas ce qu’il
est, ce qu’il a été et ce qu’il sera. Il est livré au paradoxe suprême, d‘accomplir l’absolu alors même
qu’il est absent, alors même qu’il est l’absolument autre. Il choisit l’absolu alors même que rien
d’absolu n’est donné comme objet. En choisissant l’absolu qui l’absence même d’objet, il se fait être
lui-même un absolu, mais sans vérité, une foi.13
Autrement dit, l’acte d’Abraham est la manifestation que la liberté d’une existence est sans
médiation, sans fondement, sans relation, et qu’elle ne peut en même temps pas s’atteindre soi, mais
seulement toujours l’absolument autre.
Exister, c’est vivre le sacrifice de soi face au tout autre. Abraham ne sacrifie pas son fils, mais luimême, parce qu’il a su désespérer infiniment de son immanence.
L’éthique ultérieure.
On remarque que Kierkegaard a soin de montrer que la foi n’abolit pas la morale, mais la fonde
autrement.
« Toutefois, il ne suit pas de là que la morale doive être abolie, mais elle reçoit une toute autre
expression, celle du paradoxe, de sorte que, par exemple, l’amour envers Dieu peut amener le
chevalier de la foi à donner à son amour envers le prochain l’expression contraire de ce qui, au point
de vue moral, est le devoir. »
Ce n’est donc pas sur une anti-morale que Kierkegaard va déboucher, car alors il ferait sombrer
l’homme dans le démoniaque– et il y des apparences communes entre Abraham et le démoniaque-.
Mais sur une morale de l’hétéronomie. C’est à dire que le général, la loi ne sont pas niés, mais posés
comme dérivant d’abord de l’absolu.
Ainsi, pour que la morale soit possible pour un existant, pour qu’elle ne soit pas la simple
reconnaissance de l’autre comme semblable, pour qu’elle ne soit pas la tribulation et l’errance dans la
contingence, il faut que la loi elle-même soit fondée sur un absolu. Le devoir ne devient véritablement
une obligation pour un individu que parce qu’il se pense comme Individu face à l’absolu. Si le devoir
n’est que le produit de la médiation dans le général, si l’individu dissout son individualité dans le
respect extérieur de la loi, qu’est ce qui l’empêche que ses actes soient seulement extérieurement
conformes à la loi, et qu’il ne s’engage que relativement dans la morale ?
Pour que la morale soit une vraie décision libre, elle se doit d’être aussi immédiateté, c’est à dire
qu’elle doit être, non la reproduction du moi dans la médiation de la loi, mais l’abandon du moi par
l’acte de l’individu lui-même. Pour que la morale soit fondée, il faut que la loi soit elle-même fondée
sur un absolu, c’est à dire qu’elle doit être le commandement absurde d’un existant à un autre
existant.
Ainsi passons-nous d’une éthique de la subjectivité à une éthique existentielle, c’est à dire à une
éthique de l’engagement absolu.
La répétition religieuse
Abraham, à l’issue du sacrifice, retrouve son fils et toute la génération des hommes. Il entre bien, à
son tour dans une répétition. Mais cette répétition est plutôt une reprise. Il se retrouve soi et toute sa
génération. Mais en réalité, c’est une répétition toute autre que la répétition éthique, c’est la reprise
religieuse. Abraham se retrouve comme profondément transformé : il est devenu lui-même paradoxe :
il est l’homme, mais son acte est éternel et a sauvé les hommes éternellement. Il a tué son fils et l’a
sauvé.
Il a donné à l’existence, dans sa disjonction, dans son individualité, dans son immédiateté, sa
place face à l’absolu. C’est dire qu’il a rendu possible, non pas seulement la foi, mais aussi la morale
comme acte et choix, et qu’il donne espoir aux autres dans le moment même du désespoir.
CONCLUSION
Cela ne signifie pourtant pas qu’Abraham ait aidé les autres hommes. Abraham ne peut aider
personne et personne n’est sauvé par son geste.
« Un chevalier de la foi ne peut absolument pas en secourir un autre. Ou bien l’individu devient
le chevalier de la foi en de chargeant lui-même du paradoxe, ou bien il ne le devient jamais » Crainte
et tremblement, page 113
Au contraire, ce qu’Abraham montre, c’est que chaque homme doit faire le chemin du désespoir,
que l’existence est l’épreuve d’être absolument un singulier, sans le secours d’une généralité. Au
moment d’agir, l’homme est confronté au paradoxe d’Abraham : comment être absolu au cœur du
singulier. Comment être sans être relativement ?14
Comment devenir alors qu’il y a le paradoxe ? Comment choisir, alors qu’il n’y a pas d’indifférence
pour l’homme singulier ? Comment être un singulier sans choisir la subjectivité ? Comment être un
sens alors que le singulier est absolument contingent ?
Ainsi ne devons-nous pas dire que Kierkegaard nous livre seulement une pensée religieuse de la
foi. Mais il nous donne à comprendre une pensée de l’existence, une philosophie de l’existence, en
tant qu’elle ne peut nullement se penser par concept ni synthèse. Penser l’existence suppose de
repenser la pensée, et de lui donner la forme de la passion, du paradoxe, de l’autrement qu’être. En
ce sens, la foi est peut être l’instant où l’existence est au plus prêt de sa vérité, c’est à dire aussi de sa
non-identité.
«L'objet de la foi est donc la réalité du dieu au sens d'existence. Mais exister signifie d'abord et
avant tout être un [être] singulier, et c'est pourquoi la pensée doit faire abstraction de l'existence,
parce que le singulier ne se laisse pas penser mais seulement le général. L'objet de la foi est ainsi la
réalité du dieu dans l'existence, c'est-à-dire comme un [être] singulier, c'est-à-dire que le dieu a
existé de fait comme un homme singulier » Post-Scriptum, édition allemande, cité par Jean Wahl.
Jésus Christ est la figure de l’existence, en tant qu’elle ne se résout pas dans les raisons du
même, en tant qu’exister, c’est résister à toute médiation, en tant qu’exister est, au fond,
incompréhensible. Ainsi le christ est-il le mystère suprême, rencontre incompréhensible de l’éternel et
du temps, de la finitude et de l’infini. Et ce mystère est ce qui donne à l’existence la possibilité, au
cœur même de sa limitation d’être un sens, de faire sens pour soi et pour tous.
Philippe Touchet
Professeur de philosophie associé à l’IUFM de Versailles