Epicure: lettre à Ménécée

Publié par maryse.emel

Epicure: lettre à Ménécée

Epicure

C'est une lettre qu'Epicure (341 av JC) adresse à un jeune disciple. Il ne s'adresse donc pas à un large public, mais à quelqu'un en particulier.à qui il présente la philosophie comme exercice continuel et pas seulement un apprentissage de dogmes. C'est pourquoi il n'y a pas d'âge pour philosopher. Il n'y a pas de terme à la pratique. D'autre part le lien que crée l'amitié est plus fort que le lien politique, c'est ce que montre le choix de la lettre.

Philosopher est d’abord une façon d’être….

Apprendre à mourir pour mieux vivre

-ne pas craindre la mort

-ne pas craindre les dieux

-modérer ses désirs pour éviter la souffrance

-chercher le bonheur

Philosopher c’est donc bien plus que de savoir faire une dissertation même s’il y a le bac

….

Il s’agit donc de se libérer de la crainte.

La philosophie est un exercice de libération, un apprentissage de la liberté

Après la présentation de la philosophie comme exercice et poser le bonheur comme but à atteindre, le texte s'articule ainsi:

  1. Les Dieux ne sont pas à craindre. Ils ne s'intéressent pas aux hommes. Poser le contraire c'est être superstitieux et perdre le bonheur.
  2. Refus du hasard et de la fatalité.
  3. Certaines circonstances peuvent nuire à notre liberté mais elles ne sont pas une entrave.
  4. Le plaisir est la quête essentielle de l'homme. Il est fondamentalement absence de douleur.
  5. Le plaisir est dans les limites du besoin, sans exclure le superflu.
  6. La tempérance est une expérience singulière: refus de toute pensée systématique.
  7. Le bonheur s'obtient par une expérience et une pensée pratique. Nécessité de connaître la physique pour comprendre que nous n'échappons pas aux lois de la nature.
  8. le plaisir ultime: la réflexion.
Épicure à Ménécée, salut. (trad Jean Salem avec ses notes en surlignage)

Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n'est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l'âme. Or celui qui dit que l'heure de philosopher n'est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l'heure d'être heureux n'est pas encore venue pour lui ou qu'elle n'est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l'un et l'autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passéLe souvenir du passé n’est pas l’expression d’une nostalgie pour le vieillard, mais la possibilité de redynamiser son existence actuelle et donc de «rajeunir».; celui-là afin d'être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l'avenir.

Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu'il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l'avoir.

Attache-toi donc aux enseignements que je n'ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre.

Commence par te persuader qu'un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N'attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l'immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d'assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu'on en a est évidente.

Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l'impie n'est pas celui qui rejette les dieux de la foule : c'est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d'autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n'accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s'en écarte.

Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l'immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu'elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu'à est douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.

Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n'est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n'est pas toujours la plus longue durée qu'on vent recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu'un. On fait pis encore quand on dit qu'il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l'Hadès ». Car si l'homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C'est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s'il veut sa mort d'une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n'en comporte pas.

Rappelle-toi que l'avenir n'est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s'il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s'il était sûr qu'il dût ne pas être.

Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons plus besoin du plaisir.

C'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d'une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre part, c'est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu'il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien.

C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d'autre part, du pain d'orge et de l'eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L'habitude d'une nourriture simple et non pas celle d'une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l'homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble. Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes.

Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c'est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu'elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu'il n'y a pas moyen de vivre agréablement si l'on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu'il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l'on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.

Et maintenant y a-t-il quelqu'un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s'est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s'est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu'en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l'intensité.

Il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses* ; et certes mieux vaudrait s'incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n'admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité — car un dieu ne fait jamais d'actes sans règles —, ni qu'elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu'elle leur fournit l'occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense qu'il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné,
que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné — ce qui petit nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d'obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.

Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s'y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n'éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.

* Il dit ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d'autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n'est pas susceptible qu'on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d'instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s'adressent le blâme et son contraire (scholie)
Epicure: lettre à Ménécée

Une philosophie de l'écart.

Toute la philosophie d'Epicure a pour fondement une conception atomistique de l'univers: associé à la nécessité de la course droite des atomes, les déterminant à ne jamais se rencontrer, un hasard qui introduit une déviation dans cette course, appelée clinamen. Ainsi n'y-a-t-il chez Epicure aucune absolue nécessité, mais une place pour la liberté. On peut traduire cela en disant que la rencontre avec quelqu'un qui donnera un nouveau sens à notre vie, par exemple est toujours possible.

c'est ce que dit Lucrèce dans ce texte.

De même, note-t-on que le sage est à l'écart, les Dieux vivent à l'écart des hommes dans une totale félicité. Si "se mettre à l'écart" est souvent vu comme un concept d'exclusion, il n'est pas vu ainsi par Epicure. On n'est à l'écart que de celui qui se prend pour le centre. Si l'écart est un "ailleurs" pour celui qui regarde, il est un "ici" pour celui qui y est. Le sage ne se décentre pas, il se recentre sur son groupe et lui-même.C'est pourquoi le lien social n'est pas le plus important: ce qui compte c'est l'amitié qui tient ensemble le groupe.

Il y a méfiance à l'égard du politique



La cellule mère du principe de clinamen : quelques vers de Lucrèce 

De rerum natura, Livre II, à partir de 217...[...] 292|

TRADUCTION COMPLÈTE EN VERS FRANÇAIS AVEC UNE PRÉFACE ET DES SOMMAIRES

de ANDRÉ LEFÈVRE

trouvée sur le site de : L'antiquité grecque et latine Du moyen âge

de Philippe Remacle, Philippe Renault, François-Dominique Fournier, J. P. Murcia, Thierry Vebr, Caroline Carrat.


[L2, 217sq]Corpora cum deorsum rectum per inane feruntur/ ponderibus propriis,

Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, /entraînés par leur pesanteur ; 

incerto tempore ferme /incertisque locis spatio depellere paulum,

mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale,

tantum quod momen mutatum dicere possis.

si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison. 

quod nisi declinare solerent, omnia deorsum / imbris uti guttae caderent per inane profundum

Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ;

nec foret offensus natus nec plaga creata principiis;

il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs

ita nihil umquam natura creasset[...]

et jamais la nature n'eût pu rien créer[...]

[L2,243 sq]Quare etiam atque etiam paulum inclinare necessest

Il faut donc revenir à la déclinaison, Au moindre écart possible admis par la raison,

corpora nec plusquam minimum nec fingere motus/obliquos videamur et id res vera refutet.

Si subtil, en tous cas, que jamais il n'implique, / L'évidence le nie, une descente oblique[...]


[L2,292 sq] Id facit exiguum clinamen principiorum/nec regione loci certa nec tempore certo.

Tel est l'effet d'une légère déviation des atomes dans des lieux et des temps non déterminés.

Epicure: lettre à Ménécée

http://www.scienceshumaines.com/epicure-et-le-bonheur-de-l-homme-libre_fr_25170.html

La peur des dieux, de la mort ou de la souffrance s’évanouit pour qui accède à la connaissance de la nature. Le plaisir n’apparaît plus comme l’objet d’une quête toujours vaine et insatiable, mais se cultive avec simplicité. Le bonheur est alors à portée de main...

Il est difficile d’aller plus loin qu’Épicure dans l’assimilation de la philosophie à un art de vivre : « Il faut rire et ensemble philosopher et user de toutes les autres choses qui nous sont propres, et ne jamais cesser de proclamer les maximes de la droite philosophie » (Sentences vaticanes). Le rire du philosophe est celui de l’homme libre, qui a su, avant tout, s’affranchir des troubles qui interdisent au commun des mortels le bonheur auquel ils aspirent pourtant à bon droit. La philosophie commence par une thérapie : « Vide est le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. » Peur des dieux, de la mort, avidité anxieuse à l’égard de plaisirs que l’on pense illimités, crainte d’un infini possible de souffrances : tel est le tableau du malheur des hommes, alimenté par des opinions fausses qu’un juste raisonnement a le pouvoir de dissiper. Ainsi, une conception adéquate de la divinité nous prouvera qu’elle n’a aucun souci du monde et des hommes, une connaissance vraie de la mort montre qu’étant privation de sensibilité, elle ne peut être elle-même ressentie, donc qu’« elle n’est rien pour nous ». Quant à la limitation des plaisirs et des douleurs, elle est une donnée de la nature dont la connaissance, on le verra, assure au bonheur du sage son invulnérabilité.

La physique, socle de l’éthique

Car la liberté souveraine, celle « des hommes fiers et indépendants, s’enorgueillissant de leurs biens propres, non de ceux qui viennent des circonstances », repose sur la certitude d’être inaccessible au trouble. En tant qu’elle sert à garantir cette certitude, la physique apparaît comme le socle même de l’entreprise éthique, l’étude assidue de la nature « assurant à la vie la parfaite sérénité » (Lettre à Hérodote). Qu’a « vu » Épicure, qui a réussi à plonger son regard dans l’imperceptible et comprendre ainsi la nature en son entier (Lucrèce) ? Une pluie infinie de particules matérielles minuscules, les atomes, en perpétuel mouvement dans un vide infini, qui constituent en se combinant par chocs aléatoires la totalité de ce que nous nommons la réalité.

La physique établit en premier lieu que tout, dans la nature, ne s’accomplit pas par nécessité. Confirmée par l’énigmatique théorie de la déviation spontanée des atomes, le clinamen de Lucrèce, cette thèse fonde la possibilité pour les vivants d’infléchir pensées et actions, condition de toute « réforme » éthique. Bien plus, l’idée que des chocs aveugles suffisent à expliquer le Tout conduit à exclure de l’univers quelque finalité, providence, ou intelligence tutélaire que ce soit : puissance éradicatrice de la théorie, qui rend l’homme à lui-même.

L’étude de la nature, enfin, nous convainc de la précarité de tout être, assemblage poreux qu’une même force à la fois fait et défait. Or cette connaissance est elle aussi essentielle au bonheur : « Celui qui connaît les limites de la vie sait qu’il est facile de se procurer ce qui supprime la douleur due au besoin et ce qui rend la vie toute entière parfaite… » (Maximes capitales).

Un calcul sobre

Le malheur ne tient donc pas à notre condition, aussi précaire puisse-t-elle paraître, mais à la manière perverse dont nous nous la représentons. Le « lieu imprenable, fortifié par la science des sages » (Lucrèce), c’est donc l’âme elle-même. Pour se retrancher ainsi, celle-ci doit, après s’être purgée des causes ordinaires de trouble, acquérir une claire conscience de la nature vraie du bonheur : la jouissance d’un plaisir durable. Cet hédonisme d’Épicure est à la fois bien et mal connu, ses conséquences sont profondes, car tout autre bien – la vertu ou la science par exemple – devra être subordonné au plaisir. Mais le véritable enjeu, c’est la stabilité du plaisir, et il faut prendre ici encore la nature, en l’occurrence le corps, comme guide. Or le corps est aisément satisfait, la nature a fixé à nos besoins fondamentaux une limite simple, vite atteinte, qui correspond à la réplétion : état d’équilibre qui se traduit dans l’âme par un plaisir dit « catastématique », en repos. La difficulté vient donc de l’âme, incitée par l’imagination à varier ce plaisir simple dans l’illusion de l’intensifier : gloutonnerie, raffinements culinaires créent ainsi de nouveaux besoins inutiles qui nous rendent dépendants. Pire encore, certains désirs sont simplement vides, comme la passion amoureuse, qui se nourrit d’un objet imaginaire, ou les désirs de richesse, de pouvoir ou de gloire, que toute satisfaction apparente ne fait en réalité qu’exacerber.

Pour éliminer de tels désirs, on s’appuie sur la nature même du plaisir, qui, avec la cessation de la douleur, se donne dans sa plus haute intensité, mais que la surenchère ou le raffinement menacent toujours d’inverser en souffrance. La souveraine liberté du sage repose ainsi sur un « calcul sobre », qui évalue plaisirs et douleurs en fonction de leur avantage (au nom même du plaisir, il ne faut pas choisir tout plaisir ni éviter toute douleur) et crée un état mental stable : « L’habitude donc de régimes simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l’homme actif dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition quand nous nous approchons, par intervalles, des nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune » (Lettre à Ménécée).

La liberté est un dépouillement qui se vit à plusieurs, dans l’amitié. C’est dans le peu que réside le point stable et sûr de la vie, car du peu il n’y a jamais disette. On mesure à quel point une telle perspective contredit les idéaux supposés de l’homme dit moderne. Mais c’est là son intérêt, sa puissance critique face à nos échecs : un autre homme, un autre bonheur construit dans le plaisir et la liberté partagés sont pensables.

Épicure (-341/-270)

Né à Samos de parents athéniens, Épicure est maître d’école à Lesbos (311) avant de s’établir à Lampsaque, sur l’Hellespont (310-306) où il noue des liens avec ceux qui deviendront ses premiers disciples. Il fonde sa propre école de philosophie à Athènes en 306, qu’il installe dans un jardin situé au nord-ouest de la ville. L’enseignement n’y est pas séparable d’une vie en commun fondée sur l’amitié et l’encouragement mutuel à vivre selon les préceptes de la doctrine. Épicure meurt en 270, laissant un testament qui institutionnalise fêtes et commémorations destinées à maintenir la communauté soudée autour de sa mémoire.

Épicure était peu enclin à reconnaître sa dette à l’égard de ses maîtres et de ses prédécesseurs et méprisait ouvertement l’éducation grecque traditionnelle, la paideia, signifiant par là que seul compte le savoir qui sert directement la recherche du bonheur. Sa personne et sa doctrine, refusant tout consensus philosophique, furent très attaquées, tout en suscitant un grand engouement à Athènes puis à Rome. D’une œuvre considérable engloutie dans l’abîme du temps ne subsistent que des bribes : trois lettres (à Hérodote, sur la physique ; à Pythoclès, sur les météores ; à Ménécée, sur l’éthique), une quarantaine de Maximes capitales, 81 Sentences vaticanes, des fragments de traités.

C’est le puissant poème latin de Lucrèce De la nature des choses (Ier siècle av. J.-C.) qui nous offre un exposé complet de la physique épicurienne. Fidèle et talentueux disciple, Lucrèce tente de libérer l’homme de ses passions et ses superstitions. La morale épicurienne, nous montre-t-il, est fondée sur la sensation, sur le réel ; les dieux sont relégués loin de la terre et ne se soucient, pas plus qu’ils ne s’occupent, des affaires humaines.

Alain Gigandet

Maître de conférences en histoire de la philosophie ancienne à l’université de Paris-XII, il a dirigé avec Pierre-Marie Morel Lire Épicure et les épicuriens, Puf, 2007.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :